Morphine | Page 3

Jean-Louis Dubut de Laforest
s'en trouva bien, et maintenant il employait la morphine contre toute sensation anormale.
--Je ne mangeais plus, je ne dormais plus, je ne buvais plus: Une piq?re! Je mange, dors et bois. J'étais triste; je suis joyeux!
--Et... l'amour? interrogea timidement Luce Molday.
--Oh! ma chère, l'amour, en cela comme pour le reste, on a calomnié la morphine!
Il expliqua la manière de se servir de la morphine, tira de sa poche un petit écrin où sur un lit de velours noir dormait la Pravaz, une soeur de l'amie confisquée par le major Lapouge: à c?té d'elle, parallèlement, scintillaient deux aiguilles d'acier percées dans leur longueur, et au fond de la bo?te s'enroulait un peloton de fil d'argent aussi ténu qu'un cheveu; ensuite, il montra le petit flacon gardien de l'incomparable trésor.
Lucy demanda:
--L'aiguille doit faire bien du mal?
--Non, répondit le capitaine.
Et comme il se trouvait seul avec ses amis et que dans les autres salles les gar?ons rangeaient sur des tables de marbre, en un amoncellement de bois noir et de rouge velours, les chaises désertées, Pontaillac obéit à cette belle ardeur d'apologiste qui caractérise tous les morphinomanes:
--Vous allez voir!
Le jeune homme mit à nu son bras d'hercule, ?à et là marqué d'arabesques bizarres, et d'un coup sec, il enfon?a l'aiguille en pleine chair. Elle glissa dans les tissus; elle fut retirée sans qu'il s'échappat une goutte de sang et que le visage du capitaine manifestat la moindre inquiétude.
Cette expérience eut le pouvoir d'arracher des cris d'admiration aux deux horizontales.
--Vous le voyez, mesdames, j'opère moi-même, et sans douleur, tel un dentiste de la foire!
Il allait remplir la Pravaz.
--Qui en veut?
--Pas pour cent louis! hurla Thérèse.
--Folle, c'est le Paradis!
--Eh bien, puisqu'avant ?a ne fait pas de mal et qu'après ?a fait tant de plaisir, j'essaierai! déclara Luce Molday.
Sur le boulevard des Italiens, on se sépara. Le major Lapouge et Arnould-Castellier marchaient à pied vers leur domicile respectif; Jean de Fayolle et Léon Darcy insistèrent pour entra?ner Raymond dans un restaurant de nuit où ils soupaient avec les dames. Mais l'amant de la Pravaz héla une voiture de cercle, et donna l'ordre de le conduire chez son autre ma?tresse, la Stradowska.
* * * * *
Avait-il tort ou raison, le major Lapouge? Est-ce que vraiment Pontaillac, ce male superbe, était dominé, violenté, à jamais brisé par la morphine? Qui l'emporterait de la belle Stradowska ou de la Pravaz? Ni l'une, ni l'autre, peut-être, ou bien une troisième idole, car déjà, tout br?lant du souvenir de la marquise Blanche de Montreu--de la grande dame qu'il venait de saluer à l'Opéra, de la patricienne désirée--le comte de Pontaillac oubliait ses deux autres ma?tresses charmées et vaincues, pour s'en aller rêver d'une nouvelle et plus difficile conquête, en son h?tel, rue Boissy-d'Anglas.

II
Depuis quinze mois que Pontaillac était sous l'influence du poison mondain, ses idées tenaient à la fois du songe et du réel.
Il se faisait en lui un dédoublement spécial de la personnalité. A l'encontre des hystériques de première grandeur chez lesquels les phénomènes de condition seconde excluent le libre arbitre, Raymond vivait et raisonnait dans les deux états: loin d'abolir le sens intellectuel, la morphine le surexcitait, et l'on se trouvait en présence d'un homme libre, et non pas devant un fou qui échappe à l'historien de moeurs et relève seulement de l'art médical.
Gentilhomme limousin, ancien élève de Saint-Cyr, capitaine breveté de l'école de guerre, le comte de Pontaillac aimait son métier. Il avait l'estime des chefs et des camarades, et les soldats eux-mêmes, les pauvres surtout, appréciaient l'officier brillant et au coeur généreux.
Mais, dans le magnifique h?tel de la rue Boissy-d'Anglas, comme au cercle voisin: L'épatant, comme au quartier de cavalerie, comme chez sa ma?tresse la Stradowska et chez les Montreu, ses nobles amis du boulevard Malesherbes, partout enfin, on pouvait remarquer les brusques changements du jouet de la Pravaz, ses multiples états et les sympt?mes d'une intoxication progressive.
Lui ne voyait rien et s'enorgueillissait de vaincre la douleur. De même qu'après un duel sans motif grave, il s'était piqué pour endormir une blessure légère, ainsi il recourait à la morphine, dès le moindre bobo, toujours aiguillonné par le besoin, en dehors de toute souffrance caractérisée.
A l'entendre, s'il dormait mal, les insomnies venaient d'un mauvais estomac ou d'une irrégularité du coeur. Il se découvrait des lésions morbides et justifiait le diagnostic en confondant la torture des privations avec des maladies imaginaires, si vite disparues, au renouveau de l'enchanteresse.
D'abord, ce furent des sentiments de bien-être et de béatitude, une ivresse délicieuse, un Nirvana boudhique, des extases, tout un horizon de voluptés, un réveil de l'esprit, une accélération de la pensée, une double vie.
Quand l'habitude amoindrit les effets du poison, le morphinomane eut une personnalité, non pas entièrement dédoublée comme celle de quelques névropathes, mais diverse et toujours consciente, en pleine identité du moi, aussi bien dans le rire succédant aux
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