doses multipliées que dans les larmes des jours de je?ne. Il n'aliénait pas sa personnalité pour en revêtir une autre; il ne subissait aucun moi extérieur, et demeurait lui-même, triste ou gai.
Si la valeur d'amour semblait diminuer, en raison directe des doses morphiniques, il attribuait ce decrescendo à sa trop longue fréquentation de la Stradowska, jurant de reverdir près de la marquise de Montreu. Oui, la Pravaz avait toutes les vertus, et on l'accusait injustement d'altérer les facultés génitales.
* * * * *
Le lendemain de la modeste fête, au café de la Paix, Raymond se leva, dès huit heures, et en petite tenue, monta à cheval pour se rendre au quartier de cavalerie.
Dans le froid vif, il trottait, le képi sur les yeux, les bottes éperonnées et luisantes, la tunique moulant sa taille, sous le grand manteau de drap bleu foncé, le sabre cliquetant--et le cavalier était alerte et joyeux, le long des rues, grace à l'aiguille ensorceleuse.
Sur le pont de l'Alma, il contempla la Seine, toute noire, au milieu de ses rives blanchies de neige, et plus loin les remorqueurs tra?nant des voitures de bois ou de charbon, les bateaux-mouche désertés, les mariniers grondant contre le brouillard.
Quai d'Orsay, il vit une armée de balayeuses, presque toutes de vieilles femmes dont les jupes suintaient l'horrible détresse, venues là, comme en un Sabbat, occupées à chasser de leurs balais de sorcières des tas neigeux; et défilèrent ensuite de maigres employés avec des visages de pauvres et de longs nez que le froid rougissait et faisait pareils; puis, des ouvriers, puis, des voyous, puis, des filles en cheveux raccrochant les redingotes matinales de leurs doigts crevés d'engelures; puis, des oiseaux ébouriffés à la cime des arbres nus, et piaillant la misère.
Tous ces êtres glacés, toutes ces choses mortes, il aurait voulu les réchauffer, les ressusciter de sa miséricordieuse tendresse, leur donner un peu de joie. Des mendiants le comprirent; ils entourèrent le cavalier--et Raymond plus heureux fit sa distribution quotidienne plus large.
Un factionnaire lui porta les armes; il salua et passant près du corps de garde, se dirigea vers la cour du quartier.
--Le capitaine est dans un de ses bons jours, dit le sous-officier qui commandait le poste.
--Ne vous y fiez pas, maréchal des logis, répliqua le brigadier. Avec ce sacré Pontaillac, on ne sait jamais si c'est du lard ou du cochon!
--Moi, je sais le pourquoi, hasarda un simple cuirassier, fils de famille, et tête br?lée.
--Il est cocu?
--Non.
--Il se sao?le?
--Non.
Le maréchal des logis et ses hommes, la pipe à la bouche, se groupèrent autour du poêle, et le cuirassier instruit leur expliqua les phénomènes de la morphine.
On s'écria:
--Il ferait mieux de boire des bocks!
--Et même des champoreaux!
--Et même de la verte!
Après avoir écouté le rapport, le capitaine rejoignit le major Lapouge, à la salle de visite.
--Veuillez donc, cher ami, me donner un mot. J'ai besoin d'une solution à soixante pour cent?
--Jamais, capitaine!
--J'irai chez un docteur civil.
--Allez-y! Moi, je ne suis pas un assassin!
Et il lui tourna les talons.
* * * * *
Rentré à son h?tel, Pontaillac fit sa toilette, et il déjeuna de bon appétit.
Clément, l'ordonnance qui le servait, un énorme rougeaud de Normandie, re?ut l'ordre de faire atteler le coupé.
Mais, Raymond jugea qu'il avait encore quelques minutes, et, le cigare aux dents, il visita l'h?tel, animé du désir de le meubler à neuf pour une heure bénie, celle où la marquise de Montreu daignerait y appara?tre.
Oh! ce jour-là, il voulait une restauration complète, depuis les sièges et les tentures jusqu'aux boiseries, aux glaces et aux litées, et tout serait bouleversé, en cette demeure batie au siècle dernier par un financier amant d'une danseuse de l'Opéra: tout rayonnerait d'une virginité nouvelle, les salons, les chambres, le fumoir, la bibliothèque, l'office, les remises, les écuries, les jardins--et seules, puisqu'elles avaient droit à l'immortalité, vivraient toujours jeunes, les admirables peintures de Boucher.
A deux heures, le capitaine montait en voiture, et ordonnait, tremblant d'amour:
--A l'h?tel de Montreu!
* * * * *
Lorsque Pontaillac entra dans la bibliothèque du marquis Olivier, celui-ci était debout et pale devant le foyer qui allumait de ses ors les marbres, les bronzes, les cuirs de Cordoue, les reliures précieuses et le double blason des Montreu et des La Croze.
--Qu'as-tu donc, Olivier? demanda Raymond, avant même d'avoir serré la main du marquis.
--Je suis inquiet; ma femme est souffrante.
--Rien de grave, n'est-ce pas? balbutia le visiteur qu'une angoisse envahissait.
--Je l'espère. Aubertot est auprès d'elle; il m'a renvoyé, et j'attends.
Raymond n'osait plus regarder l'ami qu'il voulait trahir, le gracieux gentilhomme aux cheveux blonds, à l'oeil doux et rêveur, à la barbe mousseuse taillée en pointe, dont la fragile et élégante silhouette enveloppée d'une robe de chambre en velours noir très simple contrastait si fort avec la puissance du beau soldat.
--Hier encore, à l'Opéra, la marquise était gaie, souriante.
--Oui, mais, ce matin, en déjeunant,
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