intellectuel de
Montaigne qu'à telle phrase particulière[21].
Deux ou trois rapprochements de ce genre au plus, aussi imprécis que
celui-là, seraient encore possibles, et voilà tout.
Pour le fond notre récolte est donc très maigre: visiblement très peu des
idées morales exprimées par Bacon viennent de Montaigne. Si nous
regardons maintenant la forme, c'est une opposition radicale que nous
constatons. Il n'y a rien de vivant, d'animé, de personnel comme un
essai de Montaigne, au moins dans les deux dernières formes, celles des
éditions de 1588 et 1595. Sans cesse un exemple, une anecdote
viennent animer la dissertation morale et attachent à des images
concrètes l'attention du lecteur. C'est toujours sur des faits
psychologiques soigneusement racontés dans le détail, tantôt pris aux
histoires, tantôt puisés dans l'observation personnelle que Montaigne
disserte. Les caprices de la composition chez lui ont toute la souplesse
et toute la vie de la conversation. Les dix essais de Bacon, au contraire,
apparaissent comme dix collections de petites recettes sèches, jetées
presque pêle-mêle les unes sur les autres, sans un fait qui les éclaire,
sans une anecdote qui repose. Il faut en donner un exemple afin qu'en
sente le contraste complet entre les deux manières. Qu'on veuille bien
songer, en lisant ce début du chapitre Sur les dépenses, à ce que
Montaigne a dit du même sujet dans l'essai De la vanité et surtout au
ton sur lequel il en parle: il n'est besoin d'aucun commentaire.
Des dépenses[22].
Les richesses ne sont de vrais biens qu'autant qu'on les dépense, et que
cette dépense a pour but l'honneur ou de bonnes actions; mais les
dépenses extraordinaires doivent être proportionnées à l'importance des
occasions mêmes qui les nécessitent, car il est tel cas où il faut savoir
se dépouiller de ses biens, non seulement pour mériter le ciel, mais
aussi pour le service et l'utilité de sa patrie. Quant à la dépense
journalière, chacun doit la proportionner à ses propres biens, et la régler
uniquement sur ses revenus en les administrant de manière qu'ils ne
soient pas gaspillés par la négligence ou la friponnerie des domestiques.
Il est bon aussi de la régler dans son imagination sur un pied beaucoup
plus haut que celui où l'on veut la mettre réellement, afin que le total
paraisse toujours au-dessous de ce qu'on avait imaginé. Ce n'est rien
moins qu'une bassesse à de grands seigneurs d'entrer dans le détail de
leurs affaires; et si la plupart d'entre eux ont tant de répugnance pour
les soins de cette espèce, c'est beaucoup moins par négligence que pour
ne pas s'exposer au chagrin qu'ils ressentiraient s'ils les trouvaient fort
dérangées. Ceux qui ne veulent pas gérer eux-mêmes leurs affaires et
veulent s'épargner cet embarras, n'ont d'autres ressource que celle de
bien choisir les personnes qu'ils chargent de leurs intérêts, avec la
précaution de les changer de temps en temps, les nouveaux venus étant
plus timides et moins rusés. Lorsqu'on a dessein de liquider son bien,
on peut nuire à sa fortune en le faisant trop vite comme en le faisant
trop lentement ou trop tard, car on ne perd pas moins en se hâtant trop
de vendre qu'en empruntant de l'argent à gros intérêts. Celui qui a un
vrai désir de rétablir ses affaires ne doit pas négliger les plus petits
objets, il est moins honteux de retrancher les petites dépenses que de
s'abaisser à de petits gains. A l'égard de la dépense journalière, il faut la
régler de façon qu'on puisse toujours la soutenir sur le même pied qu'en
commençant; cependant on peut dans les grandes occasions, qui sont
assez rares, se permettre un peu plus de magnificence qu'à l'ordinaire.
La traduction un peu diffuse, ne nous laisse apercevoir que fort
imparfaitement l'allure très ramassée, presque lapidaire du texte anglais,
dans lequel la plupart de ces conseils affectent la forme de courtes
maximes très denses. Ce qu'elle permet de voir à tout le moins c'est
qu'un essai de Bacon, j'entends un essai de la première édition, n'est
qu'une collection de sentences pratiques, toutes nues, décharnées,
dépouillées de toutes les circonstances vivantes qui les ont suggérées à
l'auteur, sans exemples, sans explications, sans justifications; çà et là on
aperçoit la velléité de classer ces sentences sous divers chefs, de
rapprocher l'une de l'autre celles qui par la similitude de leur objet
semblent s'appeler, mais elle se dément vite: ce qui frappe dans
l'ensemble, c'est l'absence totale d'ordre. Chez Montaigne il n'y a qu'une
composition fragmentaire, mais les différentes pièces s'agrègent les
unes aux autres par des associations aisées, qui suivent le mouvement
naturel de la pensée; chez Bacon il y a simple juxtaposition de pensées
vraiment très peu dépendantes les unes des autres, unies seulement par
l'idée très générale qu'exprime le titre de l'essai.
Nous autres lecteurs du vingtième siècle, à peine avons-nous lu deux de
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