Montaigne et Francois Bacon | Page 7

Pierre Villey
Du
Bartas[13], Commynes[14] à plusieurs reprises, d'autres encore.
Plusieurs fois aussi il cite des proverbes français, aussi bien dans son
Instauratio Magna[15] que dans ses Essais[16]. Il écrivait même le
français, et la littérature française était à sa disposition, non moins que
l'italienne et l'espagnole. Or, s'il n'existe pas encore de Montaigne
anglais, en revanche, en 1596, le Montaigne français est déjà
singulièrement répandu: l'édition de 1595, la première complète, est
probablement la huitième édition publiée, et dès avant cette date
l'influence de Montaigne est déjà sensible chez plusieurs écrivains

français, tels que Guillaume Bouchet, saint François de Salles, du Vair,
Florimond de Raimond. On la sent même au-delà des frontières chez
Juste Lipse. Rien de surprenant donc à ce que les Essais aient déjà
pénétré en Angleterre. Nous avons vu qu'Antony Bacon les avait
peut-être rapportés de Bordeaux ou reçus de ses amis bordelais[17], et
qu'il put les faire lire à son frère Francis, si celui-ci ne les connaissait
pas déjà. Faudrait-il voir un acte de reconnaissance dans ce fait que
Francis lui dédia la première édition de ses propres Essais en 1597?
J'insiste sur ces faits parce que, le livre ouvert, une surprise nous attend:
nous n'y trouvons presque rien qui rappelle Montaigne. Trois ou quatre
des dix titres de chapitres font penser, il est vrai, à quelques-uns des
Essais français qui sont parmi les plus connus: le second, Of discourse,
qui dans la langue du temps signifie conversation; le septième, Of
health, qui fait songer aux ironies de Montaigne contre les médecins, le
huitième Of honour and reputation[18]. Mais il n'y a guère que les
titres qui se ressemblent. Voyez le dernier de ces chapitres, par exemple,
Of Honour and Reputation[19], et rapprochez-le du seizième essai du
second livre de Montaigne, De la gloire: Montaigne a pour fin de nous
faire sentir toute la vanité de la gloire et ajoute que si, néanmoins, on
peut tirer quelque profit de cette duperie pour contenir les mauvais
princes, il le faut faire sans hésiter; Bacon se place à un tout autre point
de vue: sans examiner si l'amour des hommes pour la gloire est
raisonnable ou non, il cherche et énumère les moyens les plus sûrs que
nous ayons de l'acquérir, parce qu'il sait que pour faire son chemin
parmi les hommes, elle est d'une singulière utilité. Est-ce une réplique
au chapitre de Montaigne, la réplique d'un homme d'action très
ambitieux au philosophe qui épluche des idées dans la solitude de sa
«librairie»? Il est possible, mais rien n'invite sérieusement à le croire.
En tous cas, ici, ce serait uniquement par contraste et par opposition
d'idées que Montaigne aurait influé sur Bacon.
Pour ce qui est de la santé Regiment of health[20], Bacon, en homme
de science qu'il est, croit aux médecins et à la médecine; il donne des
indications pour bien choisir l'homme à qui l'on veut confier le soin de
son corps, tandis que Montaigne prétend n'en écouter aucun. Montaigne
raille les médicaments, Bacon croit tellement à leur efficacité qu'il en

prend non seulement lorsqu'il est malade, mais même en santé, afin
qu'en temps de maladie son corps soit disposé à les recevoir. Sans
doute sur un point capital il y a accord entre eux: c'est qu'avant tout il
faut s'observer, connaître son propre tempérament, profiter de ses
expériences individuelles: peut-être la lecture de Montaigne a-t-elle
aidé Bacon à dégager cette idée-là, mais cela non plus, rien n'invite à le
croire, et en tous cas là se limiterait l'influence sur cette question qui
était capitale pour ces deux malades.
Les autres traces d'influence que je relève sont aussi générales, moins
précises encore. Faut-il entendre un écho de Montaigne dans des
sentences comme celles-ci: «On rencontre assez d'hommes qui dans la
conversation, sont plus jaloux de faire parade de la fécondité de leur
esprit et de montrer qu'ils sont en état de défendre toute espèce
d'opinion et de parler pertinemment sur toute sorte de sujets, que de
faire preuve d'un jugement assez sain pour démêler promptement le
vrai d'avec le faux: comme si le vrai talent en ce genre consistait plutôt
à savoir tout ce que l'on peut dire que ce qu'on doit penser. Il en est
d'autres qui ont un certain nombre de lieux communs et de textes
familiers sur lesquels ils ne tarissent point, mais qui hors de là sont
réduits au silence, genre de stérilité qui les fait paraître monotones et
qui les rend d'abord ennuyeux puis fort ridicules dès qu'on découvre en
eux ce défaut.»
Montaigne a fait souvent de charmants portraits de ces pédants qui ne
citent qu'Aristote dans la conversation, dont la robe et le latin font toute
l'autorité. Je ne cite pas, parce qu'il faudrait trop citer, et aussi parce que
je sens que la sentence de Bacon se réfère plus au tour
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