ces amas de maximes que la lassitude nous gagne, et nous nous
étonnons qu'on ait demandé une seconde édition d'un pareil ouvrage. Je
parle (qu'on ne l'oublie pas) des premiers essais, et de ceux-là
seulement. Nous n'y voyons pas un livre à lire mais tout au plus un
recueil de réflexions, je dirais presque de comprimés de raison pratique,
où l'on peut puiser de temps à autre un sujet de méditation. Si j'avais
cité au lieu du chapitre Des dépenses, celui Des études ou celui De la
conversation, cette impression se dégagerait plus fortement encore. Les
idées morales ont tant de fois passé et repassé dans nos esprits que
toutes sèches elles n'éveillent plus notre curiosité; elles ne valent que
dans la mesure où l'auteur, par des faits, des démonstrations, des
explications, sait les mettre en valeur et comme les ressusciter. Le
lecteur collabore toujours avec l'auteur, mais lui laisser toute cette tâche
d'illustration c'est trop lui demander: en somme, c'est dans la mesure où
nous saurons par notre expérience, par notre imagination, enrichir et
vivifier les maximes de Bacon que chacun de nous y trouvera de
l'intérêt.
Sur ce point comme sur bien d'autres il nous est malaisé de nous
replacer dans l'état d'esprit des hommes du seizième siècle. Le seizième
siècle, aussi bien en Angleterre, où l'on accueille si largement les
littératures italienne et française, qu'en France et en Italie, s'est plu à
manier les idées morales, à les présenter sous toutes les formes.
Quelques années après ses Essais, Bacon, imitant en cela les Italiens,
écrira son De Sapientia veterum, où il recherche avec une ingéniosité
souvent plaisante un sens allégorique dans les mythes antiques; le plus
souvent c'est un sens moral qu'il découvrira sous leurs voiles. Le même
goût amène partout un renouveau de jeunesse pour les fables d'Esope et
de ses continuateurs. Et les sentences toutes sèches n'ont pas moins de
succès que les apologues et les mythes moralisés, témoin tant de
florilegia d'auteurs anciens qui s'impriment partout, et des oeuvres
originales fort bien accueillies telles que, en France, les Proverbes de
Baïf[23] et les quatrains stoïciens de M. de Pibrac[24]. En Italie les
conseils et avis de Guichardin[25], de Lottini[26], de Sansovino[27].
Ceux-là sont les véritables modèles de Bacon, ce n'est pas Montaigne.
Bacon est bien là en accord avec le goût de son temps.
Ces faits rappelés, on comprendra très aisément, je crois, le succès de
ces premiers Essais. Par le caractère très pratique, très positif de ses
conseils, qu'on a certainement noté dans le chapitre Des dépenses, il a
renouvelé pour ses contemporains un genre fort en vogue. Les
sentences morales s'inspiraient surtout de la philosophie ancienne et des
Pères; elles avaient une tendance marquée à prêcher surtout la vertu, à
parler de la douleur, de la mort, de la science; Bacon parle au public de
la manière de gouverner sa fortune, il lui dit comment on s'assure la
réputation, comment il faut répondre aux solliciteurs. Il s'adresse aux
intérêts les plus immédiatement sensibles. Montaigne avait renouvelé la
leçon morale du seizième siècle; Bacon le fait aussi, mais à sa manière,
et sa manière est tout autre que celle de Montaigne et, plus que
Montaigne, il se contente des cadres traditionnels du genre.
En résumé, une forme tout autre, qui semble ignorer l'oeuvre de
Montaigne et se rattache à un mouvement différent; pour le fonds, trois
titres sur dix et trois ou quatre pensées qui rappellent de très loin
Montaigne, de si loin même qu'il n'y a aucunement lieu d'y voir des
réminiscences, voilà tout ce que nous trouvons si nous comparons ces
deux ouvrages qui portent le même titre. Ajoutons que deux courts
traités complètent le petit volume de Bacon, les Méditations sacrées, et
les Couleurs du bien et du mal: or, ni dans l'inspiration biblique de l'un,
ni dans le souci de rhéteur qui a fait écrire le second, ni dans les
matières contenues dans l'un et dans l'autre[28], je ne trouve l'influence
de Montaigne. En somme, en 1597, Bacon adopte le titre d'Essais, ce
qui semble indiquer qu'il va s'inspirer de Montaigne, et néanmoins il
reste tout à fait indépendant de lui. A une époque où l'imitation est si
courante, et souvent si servile, n'y-t-il pas là quelque chose de très
surprenant?
La raison de cette constatation inattendue pourrait bien être que son
ouvrage était déjà écrit lorsque Bacon a lu Montaigne. Si seulement
nous avions pu prouver que c'est l'édition complète, celle de 1595, qu'il
a connue, par le rapprochement des dates l'hypothèse serait rendue
assez vraisemblable, car la préface de Bacon est du mois de janvier
1597. Elle reste possible, mais indémontrable. En tout cas ce qui me
paraît très probable, c'est que Bacon avait sa méthode arrêtée avant de
connaître celle de son devancier.
N'oublions pas qu'il n'est plus
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