air natural, que ce desin vous faisoit mespriser tout
danger. Vous aviez raison de vouloir s'éloigner le nostre pour la
mauvaise qualité, qu'il a prins par les evaporations de nos troubles, qui
l'ont tellement infecté, qu'il n'a nous laissé rien de sain, et nous
enmaladé autant de l'esprit que du corps. Quant à moy, monsieur, je me
suis retiré en ce lieu, ayant tout à faict quitté Bourdeaux, pour ce que
Bourdeaux ne me pouvoit rendre ce que j'y ay perdu, et je continue en
ma solitude de rendre ce que je dois à la mémoire de ma perte. J'ay icy
dressé un estude aussi plaisant à mon desplaisir que nouveau en ses
peintures et devises, qui ne sortent point de mon subject. Je les vous
descriray, si j'avois autant de liberté d'esprit que de volonté. Mais je
suis touché si au vif d'un nouvel ennuy par la nouvelle de la mort de
Monsr. de Montaigne, que je ne suis point à moy. J'y ay perdu le
meilleur de mes amis; la France le plus entier et le plus vif esprit qu'elle
eut oncques, tout le monde le patron et mirroir de la pure philosophie,
qu'il a tesmoignée aux coups de sa mort comme aux escrits de sa vie, et
à ce que j'ay entendu ce grand effect dernier n'a peu en luy faire
dementir ces hautes parolles. La dernière lettre missive, qu'il receut, fut
la vostre, que je luy envoiay, à laquelle il n'a respondu, pource-qu'il
avoit à respondre à la Mort, qui a emporté sur luy ce qui seulement
estoit de son gibier: mais le reste et la meilleure part, qui est son nom et
sa mémoire, ne mourra qu'avec la mort de ce tout, et demeurera ferme
comme sera en moy la volonté de demeurer tousjours,
Monsr., Vostre très humble et affectionné serviteur. De Brach.
[9] Bacon De augmentis, livre VIII, ch. 2.
[10] Bacon, Essays, édition Spedding. t. VI, page 379.
[11] On en trouvera dans l'ouvrage de Miss Grace Norton, the Spirit of
Montaigne.
CHAPITRE II
INFLUENCE DE MONTAIGNE SUR LES Essais DE BACON[12]
Dans presque tous les ouvrages de Bacon, à des degrés différents et
sous des formes diverses, on retrouve des soucis de moraliste: il est
bien par là et de son pays et de son temps. Mais l'ouvrage où se montre
le mieux en lui le moraliste, c'est assurément son recueil d'Essais. Aussi
est-ce dans ce recueil que, comme il était naturel, les commentateurs
ont recherché surtout l'influence de Montaigne. Je crois qu'ils ont eu le
tort de ne pas s'occuper assez des dates et que leurs conclusions en ont
été faussées.
La première édition des Essais de Bacon a été publiée en 1597. Mais
dans deux des éditions postérieures, données en 1612 et en 1625,
Bacon les a considérablement modifiés et augmentés. En volume, les
premiers Essais représentent à peine la douzième partie des derniers.
Vingt-huit années séparent la première oeuvre des dernières additions,
et ce sont vingt-huit années d'une extraordinaire activité tant dans la vie
politique que dans la contemplation scientifique. Il est trop clair qu'il
serait artificiel de considérer d'ensemble, comme si elles formaient un
bloc, ainsi qu'on l'a fait jusqu'à présent, des idées qui ont jailli à des
époques si différentes, et qui ont été inspirées par des circonstances si
variées. Nous nous priverions ainsi du moyen d'étude le plus précieux,
celui qui peut nous donner les résultats les plus exacts. Il nous faut
donc chercher, dans chacune des trois éditions successivement, si
l'influence de Montaigne y est sensible.
I.--Prenons d'abord la première édition, celle de 1597: avant de l'ouvrir,
nous sommes frappés par le titre Les Essais de Francis Bacon. Voilà
qui nous enseigne que certainement il avait déjà lu les Essais de Michel
de Montaigne; cette lecture même l'a probablement frappé puisqu'il en
accepte ainsi le patronage, et, à priori, nous sommes disposés à penser
qu'il a beaucoup pris à l'ouvrage français.
L'hypothèse d'une rencontre fortuite entre Bacon et Montaigne, chacun
d'eux ayant indépendamment imaginé ce même titre pour des ouvrages
de même genre, est si invraisemblable qu'elle est à négliger. Celle d'un
modèle commun, un modèle italien par exemple, qui aurait suggéré à
tous les deux cette même appellation, serait assez probable à première
vue étant donnée l'abondance des emprunts que, à cette époque, et la
France et l'Angleterre font à l'Italie; mais malgré de longues recherches,
je n'ai rien trouvé dans la littérature italienne du seizième siècle qui
porte le nom de Saggi ou qui puisse le suggérer. Reste l'hypothèse d'un
emprunt à Montaigne, seule admissible. Sans doute aucune traduction
anglaise des Essais n'existait encore: la première, celle dont se servira
Shakespeare, est celle de Florio, qui date de 1603; mais Bacon, qui était
venu en France, savait le français. Il nomme dans ses ouvrages
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