plusieurs années. Notons encore que Bacon
appelle simplement notre auteur de son nom latinisé «Montaneus» sans
y adjoindre aucun commentaire, ce qui parait signifier qu'il lui était
familier. Enfin, la mention du De augmentis montre qu'il s'intéressait à
sa personne et à son caractère.
Voilà tout ce que nous savons d'incontestable. Nous y pouvons ajouter
toutefois (et c'est là une considération de grand poids), qu'on lisait
beaucoup Montaigne autour de Bacon, qu'on faisait grand cas de ses
Essais, que l'opinion publique appelait impérieusement sur eux
l'attention. Quand Florio eut publié sa traduction en 1603, très vite
Montaigne semble avoir été en Angleterre un écrivain d'une grande
notoriété, d'une notoriété comparable à celle des Boccace et des
Machiavel. De nombreux témoignages[11], sur lesquels j'aurai
occasion de revenir dans un autre ouvrage, en fournissent la preuve
incontestable.
Montaigne est avant tout un moraliste: l'objet de son étude, il l'a répété,
c'est l'homme dans sa diversité ondoyante et multiple; et dans la
peinture si attachante de son moi, d'une façon générale, nous pouvons
dire que c'est l'homme qu'il a toujours cherché. Mais, pour connaître
l'homme, Montaigne devait nécessairement s'efforcer de connaître
l'origine et le fondement des idées de l'homme; il devait encore préciser
la méthode de son étude. Et ainsi, par une double voie, il s'est trouvé
amené à examiner le problème de la connaissance. Comme Montaigne,
Bacon, avant tout peut-être, s'est attaché à étudier le problème de la
connaissance, et à faire oeuvre de moraliste. Il est historien dans son
récit du règne de Henri VII, il est médecin dans son Histoire de la vie et
de la mort, naturaliste dans sa Silva silvarum, romancier dans sa
Nouvelle Atlantide, physicien dans son Histoire des vents; la théologie
exceptée, il n'est pas de science cultivée de son temps dont il ne se soit
sérieusement occupé, mais la grande affaire de sa vie ç'a été de définir
l'objet et la méthode de la connaissance. Avec cette tâche, peut-être
aucune ne lui a paru attachante comme la composition de ses essais de
morale. C'est sa distraction favorite, comme il l'écrit lui-même quelque
part, il y revient avec une notable prédilection; il enrichit et il gonfle
son volume d'édition en édition, à la manière même de Montaigne. Nos
deux philosophes se sont donc préoccupés des mêmes questions.
On pourrait signaler un rapport étroit entre l'idée que Montaigne se fait
de l'histoire et la manière dont Bacon la traite, mais il serait chimérique
de chercher là une influence; en matière de sciences non plus,
Montaigne, qui n'est rien moins qu'un savant, n'avait rien à enseigner à
Bacon. Nous devons nous en tenir aux deux domaines que je viens
d'indiquer. Nous chercherons d'abord l'influence de Montaigne sur
l'oeuvre de Bacon moraliste, ensuite son influence sur l'oeuvre de
Bacon inventeur de la méthode scientifique.
[1] John Florio's englische Uebersetzung der Essais Montaigne's und
lord Bacon's Ben Jonson's und Robert Burton's Verhältnis zu
Montaigne--Strasbourg, 1903.
[2] Voir par exemple Ueberweg-Heinze: Grundniss der Geschichte der
Philosophie der Neuzeit, volume I, 8e éd. Berlin 1896, S. 68; et aussi
Kuno Fischer: Francis Bacon und seine Nachtfolger; 2e éd. Leipzig
1875; S. 18.--Les jugements de ces deux critiques sont reproduits dans
la brochure de Dieckow, p. 56.
[3] Il ne sera peut-être pas inutile de faire remarquer que, lorsqu'elle a
entrepris ses recherches, Miss Norton, ignorait celles de M. Dieckow,
et que j'ai moi-même entrepris les miennes antérieurement à la
publication de Miss Norton et sans connaître celle de M. Dieckow. Nos
trois enquêtes ont été conduites indépendamment les unes des autres. Il
y a donc quelque chances pour que peu de rapprochements essentiels
nous aient échappé.
[4] Voir son édition des Essais de Bacon, 1890, introduction.
[5] Miss Norton: Early Writings of Montaigne: New-York, 1904, page
205.
[6] Ed. Spedding, t. II, page 211.
[7] Article Antony Bacon.
[8] Au moment où j'ai écrit cette étude, en 1907, je devais la
connaissance de cette lettre à M. Auguste Salles qui me l'avait très
aimablement communiquée et auquel j'exprime ici ma sincère gratitude.
Elle a depuis été publiée par M. Sidney Lee. En voici le texte tel que le
donne M. Sidney Lee:
«Monsr.; Il me souvenoit tant de l'estat ou vous estiez quand vostre
despart vous desroba de nous, qu'aussitost que je vy le sieur, qui me
rendist la vostre lettre je luy demanday comment il vous alloit, sans que
je prins le loisir de l'apprendre par vous-même. Ainsi s'enquiert-on,
souvent de sçavoir et de voir, ce que le plus souvent nous trouverons
contre nostre desirs comme contre mon desir et avec grande desplaisir
je sçeus la continuation de vostre mauvais portement. Il me souvient
bien, que je me deffiois qu'en une saison si facheuse, vous peussiez
supporter le travail de la mer qui vous devoit porter. Mais vous estiez si
affamé de vostre
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