en 1625, tout à la fin de sa vie,
Bacon cite textuellement une explication psychologique de
Montaigne[10].
Je ne connais aucun autre passage emprunté textuellement par Bacon à
Montaigne. Plusieurs citations d'auteurs latins se retrouvent chez l'un et
chez l'autre. Il est à présumer que Bacon n'est pas toujours remonté à la
source antique, et qu'il a pris quelques textes chez Montaigne. Je n'ai pu
m'en assurer pour aucun. Pour cela, il eût fallu trouver un texte qui,
identique chez Montaigne et chez Bacon, présentât une leçon différente
de celles que fournissent les éditions de l'époque. Alors seulement nous
aurions su avec certitude que Montaigne est la source. Etant donné qu'il
habille parfois à sa mode ses citations, on pouvait espérer que pareille
enquête aboutirait. Mais je n'ai rien rencontré qui permît une
affirmation. Comme témoignages objectifs, incontestables, nous
sommes donc réduits aux trois que j'ai indiqués.
De ce nombre, nous ne pouvons évidemment pas conclure que
Montaigne ait été l'un des auteurs préférés de Bacon, car d'autres noms
sont cités beaucoup plus souvent que le sien; il ne faudrait pourtant pas
en conclure non plus que son influence est négligeable, car l'influence
d'un écrivain ne se mesure pas au nombre de fois que son nom se
retrouve mentionné par ses successeurs. Des motifs variés peuvent
appeler ces mentions. Si Bacon nomme si fréquemment beaucoup
d'auteurs anciens, tout particulièrement Tacite et César, ce n'est pas
seulement parce qu'il est leur disciple fervent et que sa culture classique
est de premier ordre, c'est encore par coquetterie d'homme de lettres. La
mode y était: c'est elle aussi qui le pousse à orner son discours de
citations de poètes latins, comme elle avait conduit Montaigne à
multiplier ses allégations, bien qu'il en condamnât l'abus. Parmi les
modernes, Gilbert et Machiavel sont nommés chacun plus de vingt fois.
Machiavel a été le maître de Bacon en politique. Bien qu'il le critique
souvent, il a beaucoup admiré sa méthode et son oeuvre, et il semble
que Gilbert ait joué, lui aussi, un rôle important dans la formation de
ses idées. D'autres écrivains ont eu une influence moindre sans doute,
mais bien probable, comme Baldassare Castiglione, Guazzo, qui ne
sont pas même nommés par lui. Guichardin semble avoir eu une part,
lui aussi, dans l'élaboration de ses idées politiques; or, je ne trouve le
nom de Guichardin qu'une seule fois. Machiavel en politique, et Gilbert
en physique, étaient des novateurs audacieux qui ont frappé
l'imagination de leurs contemporains par l'originalité de leurs théories;
la plupart de leurs idées, étroitement liées à l'ensemble de leurs
conceptions, y restent en quelque sorte attachées, évoquent le souvenir
du système et conservent pour ainsi dire la marque de leur origine.
Montaigne n'a pas de système: on lui en prêtera un plus tard, mais il
n'en a pas. Sans ordre, il médite sur les questions que son esprit se pose
et jette des vues en tous sens; et ces questions encore sont les plus
courantes, celles que tout esprit réfléchi a méditées, soit en morale soit
en logique. On voit plus clair et plus loin en le quittant, lorsqu'on
revient aux questions qu'il a traitées, on y apporte un esprit nouveau,
mais on ne sait plus qui a transformé le point de vue, on ne sait même
plus que quelqu'un l'a transformé. Ses idées, très détachées les unes des
autres, plus sensées que neuves, s'assimilent aisément et perdent leur
étiquette de provenance. C'est peut-être une première raison qui rend
croyable que, tout en étant beaucoup moins souvent nommé que
Machiavel, Montaigne a pu avoir une influence comparable à la sienne.
Il y en a une autre: c'est que, précisément parce qu'elles sont moins
systématiques et moins inattendues, les idées de Montaigne appellent
moins une contradiction formelle que celles de Machiavel et de Gilbert.
Malgré les apparences, le scepticisme de Montaigne n'est que sur fort
peu de points en opposition avec les gigantesques espérances que
Bacon fonde sur la raison, et nous aurons lieu de voir que Bacon
accepte presque en entier la critique de Montaigne. Or, la réfutation
appelle volontiers le nom de l'auteur réfuté, et c'est parfois pour les
réfuter que Bacon cite Machiavel et surtout Gilbert.
Sans en tirer des conclusions de fantaisie, ou pour le moins prématurées,
retenons de ces trois témoignages ce qu'ils peuvent incontestablement
nous apprendre. Ils nous apportent la preuve évidente que Bacon a lu
les Essais de Montaigne. Par leurs dates ils nous enseignent même que
les Essais n'ont pas été pour lui un de ces livres de passage qu'on lit une
fois, au temps de leur publication ou bien au moment où ils vous
tombent sous la main, et auxquels on ne revient plus: l'un d'eux est du
début de sa carrière, les deux autres sont de la fin, probablement
séparés l'un de l'autre par
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