preuves
incontestables de relations entre Montaigne et Bacon. Dans leur désir
de faire large l'influence de Montaigne, les commentateurs ont supposé
qu'il avait connu personnellement Bacon. La rencontre aurait eu lieu en
France, dans l'été de 1577. Miss Grace Norton[5], auteur de cette
hypothèse, a relevé dans l'Histoire de la vie et de la mort[6], un passage
où Bacon déclare avoir rencontré à Poitiers un Français qui devint
célèbre par la suite, et dans lequel elle croit reconnaître Montaigne. La
chose est possible, mais rien de plus. Aucun des faits allégués par Miss
Norton n'emporte la conviction. Ce «juvenis ingenuosissimus sed
paululum loquax», avec lequel Bacon eut des relations familières, «qui
in mores senum invehere solitus est, atque dicere: si daretur conspici
animos senum, quemadmodum cernuntur corpora, non minores
apparituras in iisdem deformitates: quin etiam ingenio suo indulgens,
contendebat vitia animorum in senibus vitiis corporum esse quodam
modo consentientia et parallela. Pro ariditate cutis, substituebat
impudentiam; pro duritie viscerum, immisericordiam; pro lippitudine
oculorum, oculum malum et invidiam; pro immersione oculorum et
curvatione corporis versus terram, atheismum neque enim coelum,
inquit, respiciunt, ut prius; pro tremore membrorum, vacillationem
decretorum, et fluxam inconstantiam; pro inflexione digitorum,
tanquam ad prehensionem, rapacitatem et avaritiam; pro labascentia
genuum timiditatem; pro rugis, calliditatem et obliquitatem: et alia quæ
non occurunt.»
Il est vrai que Montaigne a été dur pour la vieillesse: miss Norton n'a
pas eu de mal à le montrer. Mais bon nombre de ses contemporains ont
pu penser comme lui sur ce sujet. Antoine de Guevara en parle avec
aussi peu de ménagement dans ses Epîtres dorées, et l'on sait de quelle
faveur jouissaient alors les Epîtres dorées de Guevara. Une idée aussi
générale n'appartient à personne.
Ce qu'il eût fallu pour nous convaincre, ç'eût été de trouver dans les
Essais de Montaigne quelques-unes de ces ingénieuses comparaisons
qui avaient frappé Bacon dans la conversation de son interlocuteur. Or,
miss Norton n'en signale point, et il est impossible d'en relever aucune.
Nous ne pouvons pas nous fier à une conjecture plus séduisante que
solide.
Si Francis Bacon n'a pas rencontré Montaigne, à tout le moins il est
bien probable qu'il a entendu parler de lui par quelqu'un qui lui touchait
de près. C'est par l'intermédiaire d'Antony Bacon, le frère de Francis,
qu'on devait chercher un lien entre les deux écrivains. Antony a passé
en France non quelques mois, mais une grande partie de sa vie, plus de
douze années. Il a voyagé dans diverses provinces, s'occupant partout
de nouer des relations avec les protestants. Arrivé à Bordeaux à la fin
de 1583, il y resta quinze mois. Il y revint en 1590 pour y demeurer de
nouveau. Il était bien probable à priori que durant ces séjours, surtout
dans le premier qui se place au temps de la mairie de Montaigne,
Antony Bacon avait dû rencontrer l'auteur des Essais, qui comptait des
protestants dans sa famille. Le dictionnaire britannique de biographie
nationale[7] l'affirmait sans en donner de preuve. Une lettre de Pierre
de Brach[8], retrouvée dans la volumineuse correspondance du
diplomate anglais, nous en fournit une incontestable; elle témoigne non
seulement qu'il était lié avec des amis intimes de Montaigne, mais qu'il
entretenait un commerce épistolaire avec Montaigne lui-même. La
dernière lettre que reçut Montaigne lui venait d'Antony Bacon et la
mort ne lui permit pas d'y répondre. Le diplomate était rentré en
Angleterre depuis quelques mois (février 1592). Il est vraisemblable
qu'il y apporta les Essais et qu'il les fit lire à son frère, s'il n'avait déjà
pris soin de les lui envoyer. On peut encore supposer sans
invraisemblance que Pierre de Brach, qui prépara avec Mlle de
Gournay l'édition posthume parue en 1595, la première complète, tint à
lui faire parvenir les pensées encore inédites de leur ami commun.
En tout cas, trois faits établissent que Francis Bacon a connu et pratiqué
les Essais: il a fait un emprunt direct à Montaigne; il a fait une allusion
à sa personne en le nommant; il a cité un passage extrait de son livre
dont il a indiqué lui-même la source.
Ce qu'il emprunte, c'est le titre de son premier ouvrage, les Essais.
Nous verrons tout à l'heure qu'il n'y a pas de contestation sur ce point.
En 1623, lorsqu'il traduit en latin et remanie sa première partie du De
augmentis, il y insère cette phrase que les confessions de Montaigne lui
inspirent: «Ceux qui ont naturellement le défaut d'être trop à la chose,
trop occupés de l'affaire qu'ils ont actuellement dans les mains, et qui
ne pensent pas même à tout ce qui survient (ce qui, de l'aveu de
Montaigne, était son défaut), ces gens-là peuvent être de bons ministres,
de bons administrateurs de République, mais s'il s'agit d'aller à leur
propre fortune, ils ne feront que boiter[9]».
Enfin, dans l'édition des Essais, qui parut
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