n'aurait plus la force de faire un pas, de s'habiller, de penser à rien, de
parler à personne! Chaque jour, à toute heure, à toute seconde, il se
demanderait cela, il chercherait à savoir, à deviner, à surprendre cet
horrible secret? Et le petit, son cher petit, il ne pourrait plus le voir sans
endurer l'épouvantable souffrance de ce doute, sans se sentir déchiré
jusqu'aux entrailles, sans être torturé jusqu'aux moelles de ses os. Il lui
faudrait vivre ici, rester dans cette maison, à côté de cet enfant qu'il
aimerait et haïrait! Oui, il finirait par le haïr assurément. Quel supplice!
Oh! s'il était certain que Limousin fût le père, peut-être arriverait-il à se
calmer, à s'endormir dans son malheur, dans sa douleur? Mais ne pas
savoir était intolérable!
Ne pas savoir, chercher toujours, souffrir toujours, et embrasser cet
enfant à tout moment, l'enfant d'un autre, le promener dans la ville, le
porter dans ses bras, sentir la caresse de ses fins cheveux sous les lèvres,
l'adorer et penser sans cesse: «Il n'est pas à moi, peut-être?» Ne
vaudrait-il pas mieux ne plus le voir, l'abandonner, le perdre dans les
rues, ou se sauver soi-même très loin, si loin, qu'il n'entendrait plus
jamais parler de rien, jamais!
Il eut un sursaut en entendant ouvrir la porte. Sa femme rentrait.
--J'ai faim, dit-elle; et vous, Limousin?
Limousin répondit, en hésitant:--Ma foi, moi aussi.
Et elle fit rapporter le gigot.
Parent se demandait: «Ont-ils dîné? ou bien se sont-ils mis en retard à
un rendez-vous d'amour?»
Ils mangeaient maintenant de grand appétit, tous les deux. Henriette,
tranquille, riait et plaisantait. Son mari l'épiait aussi, par regards
brusques, vite détournés. Elle avait une robe de chambre rose garnie de
dentelles blanches; et sa tête blonde, son cou frais, ses mains grasses
sortaient de ce joli vêtement coquet et parfumé, comme d'une coquille
bordée d'écume. Qu'avait-elle fait tout le jour avec cet homme? Parent
les voyait embrassés, balbutiant des paroles ardentes! Comment ne
pouvait-il rien savoir, ne pouvait-il pas deviner en les regardant ainsi
côte à côte, en face de lui?
Comme ils devaient se moquer de lui, s'il avait été leur dupe depuis le
premier jour? Était-il possible qu'on se jouât ainsi d'un homme, d'un
brave homme, parce que son père lui avait laissé un peu d'argent!
Comment ne pouvait-on voir ces choses-là dans les âmes, comment se
pouvait-il que rien ne révélât aux coeurs droits les fraudes des coeurs
infâmes, que la voix fût la même pour mentir que pour adorer, et le
regard fourbe qui trompe, pareil au regard sincère?
Il les épiait, attendant un geste, un mot, une intonation. Soudain il
pensa: «Je vais les surprendre ce soir.» Et il dit:
--Ma chère amie, comme je viens de renvoyer Julie, il faut que je
m'occupe, dès aujourd'hui, de trouver une autre bonne. Je sors tout de
suite, afin de me procurer quelqu'un pour demain matin. Je rentrerai
peut-être un peu tard.
Elle répondit:--Va; je ne bougerai pas d'ici. Limousin me tiendra
compagnie. Nous t'attendrons.
Puis, se tournant vers la femme de chambre:--Vous allez coucher
Georges, ensuite vous pourrez desservir et monter chez vous.
Parent s'était levé. Il oscillait sur ses jambes, étourdi, trébuchant. Il
murmura: «A tout à l'heure,» et gagna la sortie en s'appuyant au mur,
car le parquet remuait comme une barque.
Georges était parti aux bras de sa bonne. Henriette et Limousin
passèrent au salon. Dès que la porte fut refermée:--Ah, çà! tu es donc
folle, dit-il, de harceler ainsi ton mari?
Elle se retourna:--Ah! tu sais, je commence à trouver violente cette
habitude que tu prends depuis quelque temps de poser Parent en martyr.
Limousin se jeta dans un fauteuil, et, croisant ses jambes:--Je ne le pose
pas en martyr le moins du monde, mais je trouve, moi, qu'il est ridicule,
dans notre situation, de braver cet homme du matin au soir.
Elle prit une cigarette sur la cheminée, l'alluma, et répondit:--Mais je ne
le brave pas, bien au contraire; seulement il m'irrite par sa stupidité... et
je le traite comme il le mérite.
Limousin reprit, d'une voix impatiente:
--C'est inepte, ce que tu fais! Du reste, toutes les femmes sont pareilles.
Comment? voilà un excellent garçon, trop bon, stupide de confiance et
de bonté, qui ne nous gêne en rien, qui ne nous soupçonne pas une
seconde, qui nous laisse libres, tranquilles autant que nous voulons; et
tu fais tout ce que tu peux pour le rendre enragé et pour gâter notre vie.
Elle se tourna vers lui:--Tiens, tu m'embêtes! Toi, tu es lâche, comme
tous les hommes! Tu as peur de ce crétin!
Il se leva vivement, et, furieux:--Ah! çà, je voudrais bien savoir ce qu'il
t'a fait, et de quoi tu peux lui en vouloir? Te rend-il malheureuse? Te
bat-il? Te trompe-t-il? Non, c'est trop fort
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