qu'a battu papa.
Henriette se retourna vers son mari, stupéfaite d'abord. Puis une folle
envie de rire s'éveilla dans son regard, passa comme un frisson sur ses
joues fines, releva sa lèvre, retroussa les ailes de ses narines, et enfin
jaillit de sa bouche en une claire fusée de joie, en une cascade de gaieté,
sonore et vive comme une roulade d'oiseau. Elle répétait, avec de petits
cris méchants qui passaient entre ses dents blanches et déchiraient
Parent ainsi que des morsures: «Ah!... ah!... ah!... ah!... elle t'a ba... ba...
battu... Ah!,., ah!... ah!... que c'est drôle... que c'est drôle... Vous
entendez, Limousin. Julie l'a battu... battu... Julie a battu mon mari...
Ah!... ah!... ah!... que c'est drôle!...
Parent balbutiait:
--Mais non... mais non... ce n'est pas vrai... ce n'est pas vrai... C'est moi,
au contraire, qui l'ai jetée dans la salle à manger, si fort qu'elle a
bouleversé la table. L'enfant a mal vu. C'est moi qui l'ai battue!
Henriette disait à son fils:--Répète, mon poulet. C'est Julie qui a battu
papa!
Il répondit:--Oui, c'est Zulie.
Puis, passant soudain à une autre idée, elle reprit:--Mais il n'a pas dîné,
cet enfant-là? Tu n'as rien mangé, mon chéri?
--Non, maman.
Alors elle se retourna, furieuse, vers son mari:--Tu es donc fou,
archi-fou! Il est huit heures et demie et Georges n'a pas dîné!
Il s'excusa, égaré dans cette scène et dans cette explication, écrasé sous
cet écroulement de sa vie.
--Mais, ma chère amie, nous t'attendions. Je ne voulais pas dîner sans
toi. Comme tu rentres tous les jours en retard, je pensais que tu allais
revenir d'un moment à l'autre.
Elle lança dans un fauteuil son chapeau, gardé jusque-là sur sa tête, et,
la voix nerveuse:
--Vraiment, c'est intolérable d'avoir affaire à des gens qui ne
comprennent rien, qui ne devinent rien, qui ne savent rien faire par
eux-mêmes. Alors, si j'étais rentrée à minuit, l'enfant n'aurait rien
mangé du tout. Comme si tu n'aurais pas pu comprendre, après sept
heures et demie passées, que j'avais eu un empêchement, un retard, une
entrave!...
Parent tremblait, sentant la colère le gagner; mais Limousin s'interposa
et, se tournant vers la jeune femme:
--Vous êtes tout à fait injuste, ma chère amie. Parent ne pouvait pas
deviner que vous rentreriez si tard, ce qui ne vous arrive jamais; et puis,
comment vouliez-vous qu'il se tirât d'affaire tout seul, après avoir
renvoyé Julie?
Mais Henriette, exaspérée, répondit:--Il faudra pourtant bien qu'il se
tire d'affaire, car je ne l'aiderai pas. Qu'il se débrouille!
Et elle entra brusquement dans sa chambre, oubliant déjà que son fils
n'avait point mangé.
Alors Limousin, tout à coup, se multiplia pour aider son ami. Il ramassa
et enleva les verres brisés qui couvraient la table, remit le couvert et
assit l'enfant sur son petit fauteuil à grands pieds, pendant que Parent
allait chercher la femme de chambre pour se faire servir par elle.
Elle arriva étonnée, n'ayant rien entendu dans la chambre de Georges
où elle travaillait.
Elle apporta la soupe, un gigot brûlé, puis des pommes de terre en
purée.
Parent s'était assis à côté de son enfant, l'esprit en détresse, la raison
emportée dans cette catastrophe. Il faisait manger le petit, essayait de
manger lui-même, coupait la viande, la mâchait et l'avalait avec effort,
comme si sa gorge eût été paralysée.
Alors, peu à peu, s'éveilla dans son âme un désir affolé de regarder
Limousin assis en face de lui et qui roulait des boulettes de pain. Il
voulait voir s'il ressemblait à Georges. Mais il n'osait pas lever les yeux.
Il s'y décida pourtant, et considéra brusquement cette figure qu'il
connaissait bien, quoiqu'il lui semblât ne l'avoir jamais examinée, tant
elle lui parut différente de ce qu'il pensait. De seconde en seconde, il
jetait un coup d'oeil rapide sur ce visage, cherchant à en reconnaître les
moindres lignes, les moindres traits, les moindres sens; puis, aussitôt, il
regardait son fils, en ayant l'air de le faire manger.
Deux mots ronflaient dans son oreille: «Son père! son père! son père!»
Ils bourdonnaient à ses tempes avec chaque battement de son coeur.
Oui, cet homme, cet homme tranquille, assis de l'autre côté de cette
table, était peut-être le père de son fils, de Georges, de son petit
Georges. Parent cessa de manger, il ne pouvait plus. Une douleur atroce,
une de ces douleurs qui font hurler, se rouler par terre, mordre les
meubles, lui déchirait tout le dedans du corps. Il eut envie de prendre
son couteau et de se l'enfoncer dans le ventre. Cela le soulagerait, le
sauverait; ce serait fini.
Car pourrait-il vivre maintenant? Pourrait-il vivre, se lever le matin,
manger aux repas, sortir par les rues, se coucher le soir et dormir la nuit
avec cette pensée vrillée en lui: «Limousin, le père de Georges!..» Non,
il
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