Monsieur Lecoq, vol 2 (Lhonneur du nom) | Page 8

Emile Gaboriau
qu'il lui semblait qu'elle allait appara?tre et lui demander compte de son serment.
Après un moment de silence pénible, c'est d'une voix sourde qu'il poursuivit:
--J'appelai au secours... on vint. Mlle Armande était adorée, les larmes éclatèrent, et il y eut une demi-heure d'inexprimable confusion. Tout le monde perdait la tête excepté moi... Je pus me retirer sans être remarqué, courir au jardin et enlever le coffre de chêne... Une heure plus tard, il était enterré dans la misérable masure que j'habitais... L'année suivante, j'achetai Sairmeuse...
Il avait tout avoué, il s'arrêta tremblant, cherchant son arrêt dans les yeux de sa fille.
--Et vous hésitez?... demanda-t-elle.
--Ah!... tu ne sais pas...
--Je sais qu'il faut rendre Sairmeuse.
C'était bien là ce que lui criait la voix de sa conscience, cette voix qui n'est qu'un murmure et que cependant tout le fracas de l'univers ne saurait étouffer.
--Personne ne m'a vu emporter le coffre, balbutia-t-il. On me soup?onnerait qu'on ne trouverait pas une seule preuve... Mais personne ne sait rien...
Marie-Anne se redressa, l'oeil étincelant de la plus généreuse indignation.
--Mon père!... interrompit-elle, oh!... mon père!...
Et d'un ton plus calme elle ajouta:
--Si le monde ne sait rien, pouvez-vous donc oublier, vous!...
M. Lacheneur semblait près de succomber aux souffrances des horribles combats qui se livraient en lui.
Moins abattu est l'accusé à l'heure où se décide son sort, pendant ces minutes éternelles où il attend un verdict de vie ou de mort, l'oeil fixé sur cette petite porte par où il a vu le jury sortir pour délibérer.
--Rendre!... reprit-il, quoi?... Ce que j'ai re?u?... Soit, je consens. Je porterai au duc quatre-vingt mille francs, j'y ajouterai les intérêts de cette somme depuis que je l'ai en dép?t, et... nous serons quittes.
La jeune fille hochait la tête d'un air doux et triste.
--Pourquoi ces subterfuges indignes de toi? pronon?a-t-elle. Tu sais bien que c'est Sairmeuse que Mlle Armande entendait confier au serviteur de sa famille... C'est Sairmeuse qu'il faut rendre.
Ce mot de ?serviteur? devait révolter un homme qui, tant qu'avait duré l'Empire, avait été un des puissants du pays.
--Ah!... vous êtes cruelle, ma fille, dit-il avec une profonde amertume, cruelle comme l'enfant qui n'a jamais souffert..., cruelle comme celui qui, n'ayant jamais été tenté, est impitoyable pour qui succombe à la tentation.
Il est des actes que Dieu seul, en sa divine justice, peut juger, parce que seul il sait tout et lit au fond des ames...
Je ne suis qu'un dépositaire, me dis-tu. C'est bien ainsi que je me considérais jadis...
Si ta pauvre sainte mère vivait encore, elle te dirait mon trouble et mes angoisses en me voyant cette richesse soudaine qui n'était pas mienne... Je tremblais de me laisser prendre à ses séductions, j'avais peur de moi... J'étais comme le joueur chargé de tenir le jeu d'un autre, comme un ivrogne qui aurait re?u en dép?t les plus délicieuses liqueurs...
Ta mère te dirait que j'ai remué ciel et terre pour retrouver le duc de Sairmeuse. Mais il avait quitté le comte d'Artois, on ne savait ce qu'il était devenu... J'ai été dix ans avant de me décider à habiter le chateau, oui, dix ans, pendant lesquels chaque matin j'ai fait brosser les meubles et les tapis comme si le ma?tre e?t d? revenir le soir.
Enfin j'osai... J'avais entendu M. d'Escorval affirmer que le duc avait été tué à la guerre... je m'installai ici. Et de jour en jour, à mesure que par mes soins le domaine de Sairmeuse devenait plus beau et plus vaste, je m'en sentais plus légitimement le possesseur...
Mais ce plaidoyer désespéré en faveur d'une cause mauvaise, ne pouvait toucher la loyale Marie-Anne.
--Il faut restituer!... répéta-t-elle.
M. Lacheneur se tordait les bras.
--Implacable!... s'écria-t-il, elle est implacable. Malheureuse, qui ne comprend pas que c'est pour elle que je prétends, que je veux rester ce que je suis. Hésiterais-je, s'il ne s'agissait que de moi... Je suis vieux et je connais la misère et le travail; l'oisiveté n'a pas fait dispara?tre les callosités de mes mains. Que me faudrait-il pour vivre en attendant ma place au cimetière? Une cro?te de pain frottée d'oignon le matin, une écuellée de soupe le soir, et pour la nuit une botte de paille. Je saurais toujours bien me gagner cela. Mais toi, malheureuse enfant, mais ton frère, que deviendriez-vous?
--On ne discute ni ne transige avec le devoir, mon père... Je crois cependant que vous vous effrayez à tort. Je suppose au duc l'ame trop haute pour nous laisser jamais manquer du nécessaire après l'immense service que vous lui aurez rendu.
L'ancien serviteur des Sairmeuse eut un éclat de rire nouveau.
--Tu crois cela!... dit-il. C'est que tu ne connais pas ces nobles qui ont été nos ma?tres pendant des siècles. Un ?tu es un brave gar?on!? bien froid, serait toute ma récompense, et on nous renverrait, moi à ma charrue, toi à l'antichambre. Et si je m'avisais de parler des mille pistoles
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