Marie-Anne la connaissait pour l'avoir entendu mille fois débattre.
--Eh! cher père, dit-elle, qu'importe le duc!... Si nous avons ses terres, tu les a payées, n'est-ce pas?... elles sont donc bien et légitimement à nous.
M. Lacheneur hésita un moment avant de répondre...
Mais son secret l'étouffait; mais il était dans une de ces crises où l'homme, si énergique qu'il soit, chancèle et cherche un appui, si fragile qu'il puisse être.
--Tu aurais raison, ma fille, murmura-t-il, en baissant la tête, si l'or que j'ai donné en échange de Sairmeuse m'e?t appartenu.
A cet étrange aveu, la jeune fille recula en palissant.
--Quoi!... balbutia-t-elle, cet or n'était pas à toi, mon père?... A qui donc était-il, d'où venait-il?...
Le malheureux s'était trop avancé pour ne pas aller jusqu'au bout.
--Je vais tout te dire, ma fille, répondit-il, tout, et tu me jugeras, tu décideras... Quand les Sairmeuse ont émigré, je n'avais que mes bras pour vivre, et l'ouvrage manquant, je me demandais si le pain ne manquerait pas bient?t...
Voilà où j'en étais, quand on vint me chercher, un soir, en me disant que Mlle Armande de Sairmeuse, ma marraine, se mourait et voulait me parler. J'accourus.
On avait dit vrai, Mlle Armande était à l'agonie; je le compris bien en la voyant dans son lit, plus blanche que la cire...
Ah! je vivrais cent ans que jamais je n'oublierais son visage à ce moment. On e?t dit qu'à force de volonté et d'énergie, elle retenait pour quelque grande tache son dernier soupir près de s'envoler.
Quand j'entrai dans sa chambre, ses traits se détendirent.
--Comme tu as tardé!... murmura-t-elle d'une voix faible.
Je voulais m'excuser, mais elle m'interrompit du geste et ordonna aux femmes qui l'entouraient de se retirer.
Dès que nous f?mes seuls:
--Tu es un honnête gar?on, n'est-ce pas? me dit-elle... Je vais te donner une grande marque de confiance... On me croit pauvre, on se trompe... Pendant que les miens se ruinaient le plus gaiement du monde, j'économisais les cinq cents louis de pension que me servait annuellement M. le duc mon frère...
Elle me fit signe de m'approcher et de m'agenouiller près de son lit.
J'obéis, et aussit?t Mlle Armande se penchant vers moi, colla presque ses lèvres contre mon oreille et ajouta:
--Je possède quatre-vingt mille livres en or.
J'eus comme un éblouissement, mais ma marraine ne s'en aper?ut pas.
--Cette somme, continua-t-elle, n'est pas le quart des anciens revenus de notre maison... Qui sait cependant si elle ne sera pas un jour l'unique ressource des Sairmeuse?... Je vais te la remettre, Lacheneur, je la confie à ta probité et à ton dévouement... On va mettre en vente, dit-on, les terres des émigrés. Si cette affreuse injustice a lieu, tu rachèteras pour soixante-dix mille livres de nos propriétés... Dans le cas contraire, tu feras parvenir cette somme à M. le duc mon frère qui a suivi M. le comte d'Artois. Le surplus, c'est-à-dire les mille pistoles de différence, je te les donne, elles sont à toi...
Les forces semblaient lui revenir. Elle se souleva sur son lit, et, me tendant la croix de son chapelet:
--Jure sur l'image de notre Sauveur, me dit-elle, jure que tu exécuteras fidèlement les dernières volontés de ta marraine mourante.
Je jurai, et son visage exprima une grande joie.
--C'est bien, reprit-elle; je mourrai tranquille... tu auras une protectrice là-haut. Mais ce n'est pas tout... Dans le temps où nous vivons, cet or ne sera en s?reté entre tes mains que si on ignore que tu le possèdes... J'ai cherché comment tu le sortirais de ma chambre et du chateau, à l'insu de tous, et j'ai trouvé un moyen. L'or est là, dans cette armoire, à la tête de mon lit, entassé dans un coffre de chêne... Il faut que tu aies la force de porter ce coffre... il le faut. Tu vas l'attacher à un drap et le descendre bien doucement, par la fenêtre, dans le jardin... Tu sortiras ensuite d'ici, comme tu y es entré, et une fois dehors, tu iras prendre le coffre et tu le porteras chez toi... La nuit est noire; on ne te verra pas si tu sais prendre tes précautions... Mais hate-toi, je suis à bout de forces...
Le coffre était lourd, mais j'étais robuste. Deux draps que je pris dans un bahut firent l'affaire.
En moins de dix minutes, j'eus terminé, sans embarras, sans un seul bruit capable de nous trahir. Pendant que je refermais la fenêtre:
--C'est fini, marraine, dis-je.
--Dieu soit loué!... balbutia-t-elle, Sairmeuse est sauvé!...
J'entendis un profond soupir, je me retournai... elle était morte.
Cette scène que retra?ait M. Lacheneur, il la voyait...
Ses plus futiles circonstances jaillissaient des cendres du passé comme les flammes d'un incendie mal éteint.
Feindre, déguiser la vérité, ménager des réticences, était hors de son pouvoir.
Il ne s'appartenait plus.
Ce n'est pas à sa fille qu'il s'adressait, mais à la morte, à Mlle Armande de Sairmeuse...
Et s'il frissonna en pronon?ant ces mots: ?elle était morte,? c'est
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