Monsieur Lecoq, vol 2 (Lhonneur du nom) | Page 6

Emile Gaboriau
une institutrice.
Parfois, ses amis l'accusaient d'une ambition démesurée pour ses enfants, mais alors il hochait tristement la tête et répondait:
--Que ne puis-je seulement leur assurer une modeste existence!... Compter sur l'avenir, quelle folie!... Qui e?t prévu, il y a trente ans, que la famille de Sairmeuse serait dépossédée...
Avec de telles idées, il devait être un bon ma?tre; il le fut, mais on ne lui en tint nul compte. Ses anciens camarades ne pouvaient lui pardonner sa prestigieuse élévation. Il était rare qu'on parlat de lui sans souhaiter sa ruine à mots couverts.
Hélas!... les mauvais jours arrivèrent.
Vers la fin de 1812, il perdit sa femme, et les désastres de 1813 lui enlevèrent toute sa fortune mobilière confiée à un industriel de ses amis. Fortement compromis lors de la première Restauration, il fut obligé de se cacher, et, pour comble, la conduite de son fils, à Paris, lui donnait de sérieuses inquiétudes...
La veille encore, il s'estimait le plus malheureux des hommes...
Mais voici qu'un nouveau malheur le mena?ait, si épouvantable que tous les autres étaient oubliés...
Entre le jour où il avait acheté Sairmeuse, et ce fatal dimanche d'ao?t 1815, vingt ans s'étaient écoulés...
Vingt ans!... Et il lui semblait que c'était hier que, rouge et tremblant, il alignait les piles de louis sur le bureau du receveur du district.
Avait-il rêvé?... Avait-il vécu?...
Il n'avait pas rêvé... une vie entière tient dans l'espace de dix secondes, avec ses luttes et ses misères, ses joies inattendues et ses espoirs envolés....
Perdu dans ses souvenirs il était à mille lieues de la situation présente, quand un vulgaire incident, plus puissant que la voix de sa fille, le ramena brutalement à l'affreuse réalité.
La grille du chateau de Sairmeuse--de son chateau--où il venait d'arriver se trouvait fermée.
Il secoua les barreaux avec une sorte de rage, et ne pouvant briser la serrure, il sonna à briser la cloche.
Au bruit, le jardinier se hata d'accourir.
--Pourquoi cette grille est-elle fermée?... demanda M. Lacheneur avec une violence inou?e... De quel droit barricade-t-on ma maison lorsque moi, le ma?tre, je suis dehors!...
Le jardinier voulut présenter quelques excuses.
--Tais-toi!... interrompit M. Lacheneur, je te chasse, tu n'es plus à mon service!...
Il passa, laissant le jardinier pétrifié, et traversa la cour du chateau, cour d'honneur princière, sablée de sable fin, entourée de gazons, de corbeilles de fleurs et de massifs d'arbres verts.
Dans le vestibule dallé de marbre, trois de ses métayers étaient assis, l'attendant, car c'était le dimanche qu'il recevait les gens de son immense exploitation.
Ils se levèrent dès qu'il parut, se découvrant respectueusement. Mais il ne leur laissa pas le temps de prononcer une parole.
--Qui vous a permis d'entrer ici?... leur dit-il d'un ton mena?ant; que me voulez-vous? On vous envoie m'espionner, n'est-ce pas?... Sortez!...
Les trois hommes demeurèrent plus ébahis que le jardinier, et leurs réflexions durent être singulières.
Mais M. Lacheneur ne pouvait les entendre. Il avait ouvert la porte du grand salon, et il s'y était précipité suivi de sa fille épouvantée.
Jamais Marie-Anne n'avait vu son père ainsi, et elle tremblait, le coeur navré par les plus affreux pressentiments.
Elle avait entendu dire que parfois, sous l'empire de certaines passions, des infortunés perdent tout à coup la raison, et elle se demandait si son père ne devenait pas fou.
En vérité, il semblait l'être. Ses yeux flamboyaient, des spasmes convulsifs le secouaient, une écume blanche montait à ses lèvres.
Il tournait autour du salon furieusement, comme la bête fauve dans sa cage, avec des gestes désordonnés et des exclamations rauques.
Ses fa?ons étaient étranges, incompréhensibles. Tant?t il semblait tater du bout du pied l'épaisseur du tapis, tant?t il se penchait sur les meubles comme pour en éprouver le moelleux.
Par moments, il s'arrêtait brusquement devant un des tableaux de ma?tre qui cachaient les murs ou devant quelque bronze... On e?t dit qu'il inventoriait et qu'il estimait toutes les choses magnifiques et co?teuses qui décoraient cette pièce, la plus somptueuse du chateau.
--Et je renoncerais à tout cela!... s'écria-t-il enfin. Ce mot expliquait tout.
--Non, jamais!... reprit-il avec un emportement effrayant, jamais! jamais!... Je ne saurais m'y résoudre ... je ne peux pas... je ne veux pas!
Marie-Anne comprenait maintenant. Mais que se passait-il dans l'esprit de son père? Elle voulut savoir, et, quittant la dormeuse où elle était assise, elle alla se placer debout devant lui.
--Tu souffres, père? interrogea-t-elle, de sa belle voix harmonieuse, qu'y a-t-il, que crains-tu?... Pourquoi ne pas se confier à moi? Ne suis-je pas ta fille, ne m'aimes-tu donc plus?...
A cette voix si chère, M. Lacheneur tressaillit comme un dormeur arraché aux épouvantements du cauchemar, et il arrêta sur sa fille un regard indéfinissable.
--N'as-tu donc pas entendu, répondit-il lentement, ce que m'a dit Chupin? Le duc de Sairmeuse est à Montaignac, il va arriver... et nous habitons le chateau de ses pères, et son domaine est devenu le n?tre!...
Cette question br?lante des biens nationaux, qui, durant trente années, agita la France,
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