arbre à l'heure de la sieste, ses rêves étaient na?fs autant que ceux d'un enfant.
--Si je pouvais amasser cent pistoles, pensait-il, je demanderais au père Barrois la main de sa fille Marthe, et il ne me la refuserait pas...
Cent pistoles!... Mille livres!... somme énorme, pour lui, qui, en deux ans de travail et de privations, n'avait économisé que onze louis, qu'il tenait cachés dans une bo?te de corne enfouie au fond de sa paillasse.
Pourtant il ne désespérait pas... Il avait lu dans les yeux noirs de Marthe qu'elle saurait attendre.
Puis, Mlle Armande de Sairmeuse, une vieille fille très-riche, était sa marraine, et il songeait qu'en s'y prenant avec adresse il l'intéresserait peut-être à ses amours.
C'est alors qu'éclata le terrible orage de la révolution.
Aux premiers coups de tonnerre, M. le duc de Sairmeuse avait émigré avec M. le comte d'Artois. Ils se réfugiaient à l'étranger comme un passant s'abrite sous une porte pour laisser passer une averse, en se disant: ?Cela ne durera pas.?
Cela dura, et l'année suivante la vieille demoiselle Armande, qui était restée à Sairmeuse, mourut de saisissement à la suite d'une visite des patriotes de Montaignac.
Le chateau fut fermé, le président du district s'empara des clés au nom de la nation, et les serviteurs se dispersèrent, chacun tirant de son c?té.
C'est Montaignac que Lacheneur choisit pour sa résidence.
Jeune, brave, bien fait de sa personne, doué d'une physionomie énergique, d'une intelligence très-au-dessus de sa condition, il ne tarda pas à se faire une renommée dans les clubs.
Trois mois durant, Lacheneur fut le tyran de Montaignac.
A ce métier de tribun on ne s'enrichissait guère; aussi la surprise fut-elle immense dans le pays, lorsqu'on apprit que l'ancien valet de ferme venait d'acheter le chateau et presque toutes les terres de ses anciens ma?tres.
Certes, la nation n'avait pas vendu ce domaine princier le vingtième seulement de sa valeur. Il avait été adjugé au prix de soixante-cinq mille livres. C'était pour rien.
Encore, cependant, fallait-il avoir cette somme, et Lacheneur la possédait, puisqu'il l'avait versée en beaux louis d'or entre les mains du receveur du district.
De ce moment, sa popularité fut perdue. Les patriotes qui avaient acclamé le pauvre valet de charrue renièrent le capitaliste. Il s'en moqua et fit bien. De retour à Sairmeuse, il put constater qu'on saluait fort bas le citoyen Lacheneur.
Contre l'ordinaire, il ne fit pas fi de ses espérances passées au moment où elles devenaient réalisables.
Il épousa Marthe Barrois, et laissant la patrie se sauver sans lui, il se remit à la culture...
On l'observait attentivement; en ces premiers temps, les paysans crurent remarquer qu'il était tout étourdi du brusque changement de sa situation.
Il ne semblait pas jouir en ma?tre de ses propriétés. Ses allures avaient quelque chose de si gêné et de si inquiet, qu'on e?t dit, à le voir, un domestique tremblant d'être surpris.
Il avait laissé le chateau fermé et s'était installé avec sa jeune femme dans l'ancien logis du garde-chasse, à l'entrée du parc. Il visitait les anciens fermiers de Sairmeuse, il les surveillait, mais il ne réclamait pas le prix des fermages.
Cependant, peu à peu, avec l'habitude de la possession, l'assurance lui vint.
Le Consulat avait succédé au Directoire, l'Empire rempla?a le Consulat. Le citoyen devint M. Lacheneur gros comme le bras.
Nommé maire de la commune deux ans plus tard, il quitta la maison du garde-chasse et s'installa définitivement au chateau.
L'ancien valet de ferme coucha dans le lit à estrade des ducs de Sairmeuse, il mangea dans la vaisselle plate timbrée à leurs armes, il re?ut dans un magnifique salon les gens qui venaient le voir de Montaignac.
La prise de possession était complète.
Pour ceux qui l'avaient connu autrefois, M. Lacheneur était devenu méconnaissable. Il avait su se maintenir à la hauteur de ses prospérités. Rougissant de son ignorance, il avait eu le courage, prodigieux à son age, d'acquérir l'instruction qui lui manquait.
Alors, tout lui réussissait, à ce point que ce bonheur était devenu proverbial. Il suffisait qu'il se mêlat d'une entreprise pour qu'elle tournat à bien.
Sa femme lui avait donné deux beaux enfants, un fils et une fille.
Le domaine, administré avec une sagesse et une habileté que n'avaient pas les anciens propriétaires, rapportait bon an mal an soixante mille livres en sacs.
Beaucoup, à la place de M. Lacheneur, eussent été éblouis. Il sut, lui, garder son sang-froid.
En dépit du luxe princier qui l'entourait, sa vie resta simple et frugale. Il n'eut jamais de domestique pour son service personnel. Ses revenus, très-considérables à cette époque, il les consacrait presque entièrement à améliorer ses terres ou à en acquérir de nouvelles. Et cependant il n'était pas avare. Dès qu'il s'agissait de sa femme ou de ses enfants, il ne comptait plus. Son fils, Jean, était élevé à Paris, il voulait qu'il p?t prétendre à tout. Ne pouvant se résoudre à se séparer de sa fille, il lui avait donné
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