Monsieur Lecoq, vol 2 (Lhonneur du nom) | Page 4

Emile Gaboriau
se fait tra?ner par des chevaux qui leur ont appartenu, dans des voitures où on retrouverait leurs armes si on grattait la peinture.
Il y a vingt ans, Lacheneur était un pauvre diable comme moi, maintenant c'est un gros monsieur à cinquante mille livres de rente. Il porte des redingotes de drap fin, et des bottes à retroussis comme le baron d'Escorval. Il ne travaille plus, il fait travailler les autres, et quand il passe, il faut le saluer jusqu'à terre. Pour un moineau tué ?sur ses terres,? comme il dit, il vous enverrait un homme au bagne. Ah! il a eu de la chance. L'Empereur l'avait nommé maire. Les Bourbons l'ont destitué, mais que lui importe! En est-il moins le vrai seigneur d'ici, tout comme jadis les Sairmeuse, ses ma?tres et les n?tres? Sou fils en fait-il moins ses classes à Paris, pour devenir notaire? Quant à sa fille, Mlle Marie-Anne...
--Oh!... de celle-là, pas un mot, s'écria Chanlouineau... si elle était la ma?tresse, il n'y aurait plus un pauvre dans le pays, et même on abuse de sa bonté ... demandez plut?t à votre femme, père Chupin.
Sans s'en douter, le malheureux jeune homme venait de jouer sa tête.
Cependant, le vieux maraudeur dévora cet affront qu'il ne devait pas oublier, et c'est de l'air le plus humble qu'il poursuivit:
--Je ne dis pas que Mlle Marie-Anne n'est pas donnante, mais enfin il lui reste encore assez d'argent pour ses toilettes et ses falbalas... Je soutiens donc que M. Lacheneur serait encore très-heureux après avoir restitué la moitié, les trois quarts même des biens qu'il a acquis on ne sait comment. Il lui en resterait encore assez pour écraser le pauvre monde.
Après s'être adressé à l'égo?sme, le père Chupin s'adressait à l'envie ... son succès devait être infaillible.
Mais il n'eut pas le temps de poursuivre. La messe était finie, et les fidèles sortaient de l'église.
Bient?t apparut sous le porche l'homme dont il avait été tant question, M. Lacheneur, donnant le bras à une toute jeune fille d'une éblouissante beauté.
Le vieux maraudeur marcha droit à lui, et brusquement s'acquitta de son message.
Sous ce coup, M. Lacheneur chancela. Il devint si rouge d'abord, puis si affreusement pale, qu'on crut qu'il allait tomber.
Mais il se remit vite, et sans un mot au messager, il s'éloigna rapidement en entra?nant sa fille...
Quelques minutes plus tard, une vieille chaise de poste traversait le village au galop de ses quatre chevaux, et s'arrêtait devant la cure.
Alors on eut un singulier spectacle.
Le père Chupin avait réuni sa femme et ses deux fils, et tous quatre ils entouraient la voiture en criant à pleins poumons:
--Vive M. le duc de Sairmeuse!!!...

II
Une route en pente douce, longue de près d'une lieue, ombragée d'un quadruple rang de vieux ormes, conduit du village au chateau de Sairmeuse.
Rien de beau comme cette avenue, digne d'une demeure royale, et l'étranger qui la gravit s'explique le dicton na?vement vaniteux du pays:
?Ne sait combien la France est belle, Qui n'a vu Sairmeuse ni l'Oiselle.?
L'Oiselle, c'est la petite rivière qu'on passe sur un pont en bois en sortant du village, et dont les eaux claires et rapides donnent à la vallée sa délicieuse fra?cheur.
Et à chaque pas, à mesure qu'on monte, le point de vue change. C'est comme un panorama enchanteur qui se déroule lentement.
A droite, on aper?oit les scieries de Féréol et les moulins de la Rèche. A gauche, pareille à un océan de verdure, frémit à la brise la forêt de Dolomieu. Ces ruines imposantes, de l'autre c?té de la rivière, sont tout ce qu'il reste du manoir féodal des sires de Breulh. Cette maison de briques rouges, à arêtes de granit, à demi cachée dans un pli du coteau, appartient à M. le baron d'Escorval.
Enfin, si le temps est bien clair, on distingue dans le lointain les clochers de Montaignac....
C'est cette route que prit M. Lacheneur, après que le vieux Chupin lui eut appris la grande nouvelle, l'arrivée du duc de Sairmeuse....
Mais que lui importaient les magnificences du paysage!
Il avait été assommé, sur la place. Et maintenant il cheminait d'un pas lourd et chancelant; comme ces pauvres soldats qui, blessés mortellement sur le champ de bataille, se retirent, cherchant un fossé où se coucher et mourir.
Il semblait avoir perdu toute notion de soi, toute conscience des événements précédents et des circonstances extérieures... Il allait, ab?mé dans ses réflexions, guidé par le seul instinct de l'habitude.
A deux ou trois reprises, sa fille Marie-Anne, qui marchait à ses c?tés, lui adressa la parole; un ?ah! laisse-moi!...? prononcé d'un ton rude, fut tout ce qu'elle en tira.
Sans doute, comme il arrive toujours après un coup terrible, cet homme malheureux repassait toutes les phases de sa vie...
A vingt ans, Lacheneur n'était qu'un pauvre gar?on de charrue, au service de la famille de Sairmeuse.
Ses ambitions étaient modestes alors. Quand il s'étendait sous un
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