Monsieur Bergeret à Paris | Page 6

Anatole France
Pauline, dans une maison qui allait être démolie et où il
commençait à se plaire depuis qu'il savait qu'il n'y resterait pas. Ce qu'il
ignorait, c'est que, de toute façon, il en serait sorti au même terme.
Mademoiselle Bergeret l'avait résolu dans son coeur. Elle n'avait pris ce
logis que pour se donner le temps d'en trouver un plus commode et
s'était opposée à ce qu'on y fit des frais d'aménagement.
C'était une maison de la rue de Seine, qui avait bien cent ans, qui
n'avait jamais été jolie et qui était devenue laide en vieillissant. La
porte cochère s'ouvrait humblement sur une cour humide entre la
boutique d'un cordonnier et celle d'un emballeur. M. Bergeret y logeait
au second étage et il avait pour voisin de palier un réparateur de
tableaux, dont la porte laissait voir, en s'entr'ouvrant, de petites toiles
sans cadre autour d'un poêle de faïence, paysages, portraits anciens et
une dormeuse à la chair ambrée, couchée dans un bosquet sombre, sous
un ciel vert. L'escalier, assez clair et tendu aux angles de toiles
d'araignées, avait des degrés de bois garnis de carreaux aux tournants.
On y trouvait, le matin, des feuilles de salade tombées du filet des
ménagères. Rien de cela n'avait un charme pour M. Bergeret. Pourtant
il s'attristait à la pensée de mourir encore à ces choses, après être mort à
tant d'autres, qui n'étaient point précieuses, mais dont la succession
avait formé la trame de sa vie.
Chaque jour, son travail accompli, il s'en allait chercher un logis. Il
pensait demeurer de préférence sur cette rive gauche de la Seine, où son
père avait vécu et où il lui semblait qu'on respirât la vie paisible et les
bonnes études. Ce qui rendait ses recherches difficiles, c'était l'état des
voies défoncées, creusées de tranchées profondes et couvertes de
monticules, c'était les quais impraticables et à jamais défigurés. On sait
en effet, qu'en cette année 1899 la face de Paris fut toute bouleversée,
soit que les conditions nouvelles de la vie eussent rendu nécessaire
l'exécution d'un grand nombre de travaux, soit que l'approche d'une

grande foire universelle eût excité, de toutes parts, des activités
démesurées et une soudaine ardeur d'entreprendre. M. Bergeret
s'affligeait de voir que la ville était culbutée, sans qu'il en comprit
suffisamment la nécessité. Mais, comme il était sage, il essayait de se
consoler et de se rassurer par la méditation, et quand il passait sur son
beau quai Malaquais, si cruellement ravagé par des ingénieurs
impitoyables, il plaignait les arbres arrachés et les bouquinistes chassés,
et il songeait, non sans quelque force d'âme:
--J'ai perdu mes amis et voici que tout ce qui me plaisait dans cette ville,
sa paix, sa grâce et sa beauté, ses antiques élégances, son noble paysage
historique, est emporté violemment. Toutefois, il convient que la raison
entreprenne sur le sentiment. Il ne faut pas s'attarder aux vains regrets
du passé ni se plaindre des changements qui nous importunent, puisque
le changement est la condition même de la vie. Peut-être ces
bouleversements sont-ils nécessaires, et peut-être faut-il que cette ville
perde de sa beauté traditionnelle pour que l'existence du plus grand
nombre de ses habitants y devienne moins pénible et moins dure.
Et M. Bergeret en compagnie des mitrons oisifs et des sergots indolents,
regardait les terrassiers creuser le sol de la rive illustre, et il se disait
encore:
--Je vois ici l'image de la cité future où les plus hauts édifices ne sont
marqués encore que par des creux profonds, ce qui fait croire aux
hommes légers que les ouvriers qui travaillent à l'édification de cette
cité, que nous ne verrons pas, creusent des abîmes, quand en réalité
peut-être ils élèvent la maison prospère, la demeure de joie et de paix.
Ainsi M. Bergeret, qui était un homme de bonne volonté, considérait
favorablement les travaux de la cité idéale. Il s'accommodait moins
bien des travaux de la cité réelle, se voyant exposé, à chaque pas, à
tomber, par distraction, dans un trou.
Cependant, il cherchait un logis, mais avec fantaisie. Les vieilles
maisons lui plaisaient, parce que leurs pierres avaient pour lui un
langage. La rue Gît-le-Coeur l'attirait particulièrement, et quand il
voyait l'écriteau d'un appartement à louer, à côté d'un mascaron en clef
de voûte, sur une porte d'où l'on découvrait le départ d'une rampe en fer
forgé, il gravissait les montées, accompagné d'une concierge sordide,
dans une odeur infecte, amassée par des siècles de rats et que
réchauffaient, d'étage en étage, les émanations des cuisines indigentes.

Les ateliers de reliure et de cartonnage y mettaient d'aventure une
horrible senteur de colle pourrie. Et M. Bergeret s'en allait, pris de
tristesse et de découragement.
Et rentré chez lui, il exposait, à table, pendant le dîner, à sa soeur Zoé et
à sa fille Pauline, le résultat malheureux
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