Monsieur Bergeret à Paris | Page 5

Anatole France
son maître, fût enfermé dans un coffre. Il y fut nourri de
miel par les abeilles des Muses. Mais toi, Riquet, tu serais mort de faim
dans cette malle, car tu n'es pas cher aux Muses immortelles.
Ayant ainsi parlé, M. Bergeret délivra son ami. Riquet le suivit jusqu'à
l'anti-chambre en agitant la queue. Puis une pensée traversa son esprit.
Il rentra dans l'appartement, courut vers Pauline, se dressa contre les
jupes de la jeune fille. Et ce n'est qu'après les avoir embrassées
tumultueusement en signe d'adoration qu'il rejoignit son maître dans
l'escalier. Il aurait cru manquer de sagesse et de religion en ne donnant
pas ces marques d'amour à une personne dont la puissance l'avait
plongé dans une malle profonde.
M. Bergeret trouva la boutique de Paillot triste et laide. Paillot y était
occupé à «appeler», avec son commis, les fournitures de l'École
communale. Ces soins l'empêchèrent de faire au professeur d'amples
adieux. Il n'avait jamais été très expressif; et il perdait peu à peu, en
vieillissant, l'usage de la parole. Il était las de vendre des livres, il
voyait le métier perdu, et il lui tardait de céder son fonds et de se retirer
dans sa maison de campagne, où il passait tous ses dimanches.
M. Bergeret s'enfonça, à sa coutume, dans le coin des bouquins, il tira
du rayon le tome XXXVIII de l'_Histoire générale des voyages_. Le
livre cette fois encore s'ouvrit entre les pages 212 et 213, et cette fois
encore il lut ces lignes insipides:
«ver un passage au nord. C'est à cet échec, dit-il, que nous devons
d'avoir pu visiter de nouveau les îles Sandwich et enrichir notre voyage
d'une découverte qui, bien que la dernière, semble, sous beaucoup de
rapports, être la plus importante que les Européens aient encore faite
dans toute l'étendue de l'Océan Pacifique. Les heureuses prévisions que
semblaient annoncer ces paroles ne se réalisèrent malheureusement

pas.»
Ces lignes, qu'il lisait pour la centième fois et qui lui rappelaient tant
d'heures de sa vie médiocre et difficile, embellie cependant par les
riches travaux de la pensée, ces lignes dont il n'avait jamais cherché le
sens, le pénétrèrent cette fois de tristesse et de découragement, comme
si elles contenaient un symbole de l'inanité de toutes nos espérances et
l'expression du néant universel. Il ferma le livre, qu'il avait tant de fois
ouvert et qu'il ne devait jamais plus ouvrir, et sortit désolé de la
boutique du libraire Paillot.
Sur la place Saint-***père, il donna un dernier regard à la maison de la
reine Marguerite. Les rayons du soleil couchant en frisaient les poutres
historiées, et, dans le jeu violent des lumières et des ombres, l'écu de
Philippe Tricouillard accusait avec orgueil les formes de son superbe
blason, armes parlantes dressées là, comme un exemple et un reproche,
sur cette cité stérile.
Rentré dans la maison démeublée, Riquet frotta de ses pattes les jambes
de son maître, leva sur lui ses beaux yeux affligés; et son regard disait:
--Toi, naguère si riche et si puissant, est-ce que tu serais devenu pauvre?
est-ce que tu serais devenu faible, ô mon maître? Tu laisses des
hommes couverts de haillons vils envahir ton salon, ta chambre à
coucher, ta salle à manger, se ruer sur tes meubles et les traîner dehors,
traîner dans l'escalier ton fauteuil profond, ton fauteuil et le mien, le
fauteuil où nous reposions tous les soirs, et bien souvent le matin, à
côté l'un de l'autre. Je l'ai entendu gémir dans les bras des hommes mal
vêtus, ce fauteuil qui est un grand fétiche et un esprit bienveillant. Tu
ne t'es pas opposé à ces envahisseurs. Si tu n'as plus aucun des génies
qui remplissaient ta demeure, si tu as perdu jusqu'à ces petites divinités
que tu chaussais, le matin, au sortir du lit, ces pantoufles que je
mordillais en jouant, si tu es indigent et misérable, ô mon maître, que
deviendrai-je?
--Lucien, nous n'avons pas de temps à perdre, dit Zoé. Le train part à
huit heures et nous n'avons pas encore dîné. Allons dîner à la gare.
--Demain, tu seras à Paris, dit M. Bergeret à Riquet. C'est une ville
illustre et généreuse. Cette générosité, à vrai dire, n'est point répartie
entre tous ses habitants. Elle se renferme, au contraire, dans un très
petit nombre de citoyens. Mais toute une ville, toute une nation résident
en quelques personnes qui pensent avec plus de force et de justesse que

les autres. Le reste ne compte pas. Ce qu'on appelle le génie d'une race
ne parvient à sa conscience que dans d'imperceptibles minorités. Ils
sont rares en tout lieu les esprits assez libres pour s'affranchir des
terreurs vulgaires et découvrir eux-mêmes la vérité voilée.

III
M. Bergeret, lors de sa venue à Paris, s'était logé, avec sa soeur Zoé et
sa fille
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