Mon frère Yves | Page 8

Pierre Loti
les matelots russes à Hong-Kong?... Il ne savait
plus bien, à quelques milliers de lieues près, n'ayant pas la notion du
pays où il se trouvait.
Tous les vents et toutes les lames de la mer avaient bien pu promener le
Magicien par tous les pays du monde; elles l'avaient secoué, roulé,
meurtri au dehors, mais sans parvenir à défaire l'arrangement de toutes
ces choses qui étaient dans cette cale, de toutes ces bobines de cordes
sur des étagères,--sans déplacer cet habit de plongeur qui devait être là
pendu derrière lui, avec ses gros yeux et son visage de morse; ni
changer cette odeur de rat, de moisissure et de goudron.
Il sentait toujours ce froid, si profond, que c'était comme une douleur
jusque dans ses os; alors il comprit que ses vêtements étaient mouillés
et son corps aussi. Toute cette pluie de la veille, ce vent, ce ciel sombre,
lui revinrent vaguement à la mémoire.... On n'était donc plus là-bas
dans les pays bleus de l'équateur!... Non, il se rappelait maintenant:
c'était la France, la Bretagne, c'était le retour tant rêvé.
Mais qu'avait-il fait pour être déjà aux fers, à peine arrivé dans son pays?
Il cherchait et ne trouvait pas. Puis un souvenir lui revint tout à coup,
comme d'un rêve: pendant qu'on le hissait à bord, il s'était un peu
réveillé, disant qu'il monterait tout seul et il avait vu justement devant
lui, par fatalité, certain vieux maître qu'il avait en aversion. Il lui avait
dit aussitôt de très vilaines injures; après, il y avait eu bousculade, et
puis il ne savait plus le reste, étant à ce moment-là retombé inerte et
sans connaissance.
Mais alors.... La permission qu'on lui avait promise pour aller dans son

village de Plouherzel, on ne la lui donnerait pas!... Toutes ces choses
attendues, désirées pendant trois ans de misère, étaient perdues! Il
songea à sa mère et sentit un grand coup dans le coeur; ses yeux
s'ouvrirent effarés, regardant en dedans, dilatés dans une fixité étrange
par un tumulte de choses intérieures. Et, avec l'espoir que ce n'était
qu'un mauvais rêve, il essaya de secouer dans l'anneau de fer son pied
meurtri.
Alors un éclat de rire sonore, profond, partit comme une fusée dans la
cale noire: un homme, vêtu d'un tricot rayé collant sur le torse, était
debout devant Yves et le regardait; dans son rire, il renversait en arrière
une tête admirable et montrait ses dents blanches avec une expression
féline.
«Alors, tu te réveilles?» interrogea l'homme de sa voix mordante, qui
vibrait avec l'accent bordelais.
Yves reconnut son ami Jean Barrada, le canonnier, et, levant les yeux
vers lui, il lui demanda si je le savais.
«Té!» dit Barrada avec sa gouaillerie de Gascon, «s'il le sait! Il est
descendu trois fois et même il a mené le docteur ici pour te voir; tu
étais raide, tu leur as fait peur. Et je suis de faction ici, moi, pour le
prévenir si tu bouges.
--Et pour quoi faire? Je n'ai pas besoin qu'il revienne, ni lui ni personne.
--N'y va pas, Barrada, entends-tu bien, je te le défends!...»
Ainsi c'était fait; il était retombé encore, et toujours, dans son même
vice. Et, toutes les rares fois qu'il touchait la terre, cela finissait ainsi, et
il n'y pouvait rien! C'était donc vrai, ce qu'on lui avait dit, que cette
habitude était terrible et mortelle, et qu'on était bien perdu quand une
fois on l'avait prise. De rage contre lui-même, il tordit ses bras
musculeux qui craquèrent; il se souleva à demi, serrant ses dents, qu'on
entendit crisser, et puis retomba, la tête sur les planches dures. Oh! Sa
pauvre mère, elle était là tout près et il ne la verrait pas, depuis trois ans
qu'il en avait envie!... C'était ça, son retour en France! Quelle misère et

quelle angoisse!
«Au moins tu devrais te changer, dit Barrada. Rester tout mouillé
comme tu es, ça n'est pas sain, et tu attraperas du mal.
--Tant mieux alors, Barrada!... À présent, laisse-moi.»
Il parlait d'un ton dur, le regard sombre et méchant; et Barrada, qui le
connaissait bien, comprit qu'en effet il fallait le laisser.
Yves détourna la tête et se cacha d'abord le visage sous ses deux bras
relevés; puis, craignant que Barrada ne s'imaginât qu'il pleurait, par
fierté il changea sa pose et regarda devant lui. Ses yeux, dans leur
atonie fatiguée, gardaient une fixité farouche, et sa lèvre, plus avancée
que de coutume, exprimait ce défi de sauvage qu'en lui-même il jetait à
tout. Dans sa tête il formait de mauvais projets; des idées conçues déjà
autrefois, à des heures de rébellion et de ténèbres lui étaient revenues.
Oui, il s'en irait, comme son frère Goulven, comme ses frères; cette fois,
c'était bien décidé et bien fini. La vie de ces
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 91
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.