Mon frère Yves | Page 9

Pierre Loti
forbans qu'il avait
rencontrés sur les baleiniers d'Océanie, ou dans les lieux de plaisir des
villes de la Plata, cette vie aux hasards de la mer sans loi et sans frein,
depuis longtemps l'attirait: c'était dans son sang d'ailleurs, c'était de
famille.
Déserter pour aller naviguer au commerce à l'étranger, ou faire la
grande pêche, c'est toujours le rêve qui obsède les matelots, et les
meilleurs surtout, dans leurs moments de révolte.
Il y a de beaux jours en Amérique pour les déserteurs! Lui ne réussirait
pas, il se le disait bien; il était trop voué à la peine et au malheur; mais,
si c'est la misère, au moins, là-bas, on est affranchi de tout!
Sa mère!... Eh bien, en se sauvant, il passerait par Plouherzel, la nuit,
pour l'embrasser. Toujours comme son frère Goulven, qui avait fait cela,
lui, jadis; il s'en souvenait, de l'avoir vu arriver une nuit, avec l'air de se
cacher; on avait tenu tout fermé pendant la journée d'adieu qu'il avait
passée à la maison. Leur pauvre mère avait beaucoup pleuré, il est vrai.

Mais qu'y faire? C'est fatal, cela!... Et ce frère Goulven, comme il avait
l'air décidé et fier!
À part sa mère, Yves avait à ce moment tout le reste en haine. Il
songeait à ces années de sa vie déjà dépensées au service, dans la
séquestration des navires de guerre, sous le fouet de la discipline; il se
demandait au profit de qui et pourquoi. Son coeur débordait de
désespoirs amers, d'envies de vengeance, de rage d'être libre.... Et,
comme j'étais cause, moi, qu'il s'était rengagé pour cinq ans à l'état,
alors il m'en voulait aussi et me confondait dans son ressentiment
contre tous les autres.
Barrada l'avait quitté, et la nuit de décembre était venue. Par le panneau
de la cale, on ne voyait plus descendre la lueur grise du jour; ce n'était
plus qu'une buée d'humidité qui tombait par là et qui était glacée.
Un homme de ronde était venu allumer un fanal, dans une cage grillée,
et tous les objets de la cale s'étaient éclairés confusément. Yves
entendit au-dessus de lui faire le branle-bas du soir, tous les hamacs qui
s'accrochaient, et puis le premier cri des hommes de quart marquant les
demi-heures de la nuit.
Au dehors, il ventait toujours, et, à mesure que le silence des hommes
se faisait, on percevait plus fort les grandes voix inconscientes des
choses. En haut, il y avait un mugissement continu dans la mâture; on
entendait aussi la mer au milieu de laquelle on était et qui, de temps en
temps, secouait tout, comme par impatience. À chaque secousse, elle
faisait rouler la tête d'Yves sur le bois humide, et lui avait mis ses
mains dessous pour que cela lui fît moins de mal.
La mer, elle aussi, était cette nuit-là sombre et méchante; tout le long
des parois du navire, on l'entendait sauter et faire son bruit.
Sans doute, à cette heure, personne ne descendrait plus dans la cale.
Yves était seul par terre rivé à sa boucle, l'anneau de fer au pied, et
maintenant ses dents claquaient.

VII
Pourtant, une heure après, Jean Barrada reparut encore, ayant l'air d'être
venu ranger un de ces palans dont on se sert pour les canons.
Et, cette fois, Yves l'appela tout bas:
«Barrada, tu devrais bien me donner un peu d'eau douce pour boire.»
Barrada alla vite chercher sa petite moque, qu'il portait pendue à sa
ceinture le jour et qu'il serrait la nuit dans un canon; il y mit de l'eau,
qui était couleur de rouille, ayant été rapportée de la Plata dans une
caisse de fer, et un peu de vin volé à la cambuse et un peu de sucre volé
à l'office du commandant.
Et puis il souleva la tête d'Yves, tout doucement avec bonté, et le fit
boire.
«Et à présent, dit-il, veux-tu te changer?
--Oui», répondit Yves d'une toute petite voix, devenue presque
enfantine, et qui était drôle par contraste avec sa manière de tout à
l'heure.
À deux, ils le déshabillèrent, lui se laissant câliner comme un enfant.
On essuya bien sa poitrine, ses épaules et ses bras, on lui mit des
vêtements secs et on le recoucha en plaçant sous sa tête un sac pour
qu'il pût mieux dormir.
Quand il leur dit merci, un bon sourire, le premier, vint changer toute sa
figure. C'était la fin; son coeur était amolli et redevenu lui-même.
Aujourd'hui, cela n'avait pas été bien long.
Il sentait un attendrissement infini en songeant à sa mère, et une envie
de pleurer; quelque chose comme une larme vint même dans ses yeux,
qui étaient durs pourtant à cette faiblesse-là.... Peut-être serait-on
encore un peu indulgent pour lui à cause de sa bonne conduite à bord,
de son courage à la peine et
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