Mon frère Yves | Page 7

Pierre Loti
les longues
complaintes du pays, retrouvant encore dans leur ivresse de belles voix
sonores et jeunes. D'autres bégayaient comme de petits enfants et
s'embrassaient; inconscients de leur force, ils brisaient des portes ou
assommaient des passants.
La nuit s'avançait; les mauvais lieux seuls restaient ouverts, et, dans les
rues, la pluie tombait toujours sur l'exubérance des gaietés sauvages....

V
...Six heures du matin, le lendemain. Une masse noire ayant forme
humaine dans un ruisseau,--au bord d'une espèce de rue déserte
surplombée par des remparts.--Encore l'obscurité; encore la pluie, fine
et froide; et toujours le bruit de ce vent d'hiver--qui avait veillé, comme
on dit en marine, et passé la nuit à gémir.
C'était en bas, un peu au-dessous du pont de Brest, au pied des grands

murs, à cet endroit où traînent d'habitude les marins sans gîte, ivres
morts, qui ont eu une intention vague de retourner vers leur navire et
sont tombés en route.
Déjà une demi-lueur dans l'air; quelque chose de terne, de blafard, un
jour d'hiver se levant sur du granit. L'eau ruisselait sur cette forme
humaine qui était à terre, et, tout à côté, tombait en cascade dans le trou
d'un égout.
Il commençait à faire un peu plus clair; une sorte de lumière se décidait
à descendre le long de ces hautes murailles de granit.--La chose noire
dans le ruisseau était bien un grand corps d'homme, un matelot, qui
était couché les bras étendus en croix.
Un premier passant fit un bruit de sabots de bois sur les pavés durs,
comme en titubant. Puis un autre, puis plusieurs. Ils suivaient tous la
même direction, dans une rue plus basse qui aboutissait à la grille du
port de guerre.
Bientôt cela devint extraordinaire, ce tapotement de sabots; c'était un
bruit fatigant, continu, martelant le silence comme une musique de
cauchemar.
Des centaines et des centaines de sabots, piétinant avant jour, arrivant
de partout, défilant dans cette rue basse; une espèce de procession
matineuse de mauvais aloi:--c'étaient les ouvriers qui rentraient dans
l'arsenal, encore tout chancelants d'avoir tant bu la veille, la démarche
mal assurée, et le regard abruti.
Il y avait aussi des femmes laides, hâves, mouillées, qui allaient de
droite et de gauche comme cherchant quelqu'un; dans le demi-jour,
elles regardaient sous le nez les hommes à grand chapeau
breton,--guettant là, pour voir si le mari, ou le fils, était enfin sorti des
tavernes, s'il irait faire sa journée de travail.
L'homme couché dans le ruisseau fut aussi examiné par elles; deux ou
trois se baissèrent pour mieux distinguer sa figure. Elles virent des
traits jeunes, mais durcis, et comme figés dans une fixité cadavérique,

des lèvres contractées, des dents serrées. Non, elles ne le connaissaient
pas. Et puis ce n'était pas un ouvrier, celui-là; il portait le grand col bleu
des matelots.
Cependant l'une, qui avait un fils marin, essaya, par bonté d'âme, de le
retirer de l'eau. Il était trop lourd.
«Quel grand cadavre!» dit-elle en lui laissant retomber les bras.
Ce corps sur lequel étaient tombées toutes les pluies de la nuit, c'était
Yves.
Un peu plus tard, quand le jour fut tout à fait levé, ses camarades qui
passaient le reconnurent et l'emportèrent.
On le coucha, tout trempé de l'eau du ruisseau, au fond de la grande
chaloupe, mouillée des embruns de la mer, et bientôt on se mit en route
à la voile.
La mer était mauvaise; le vent debout. Ils louvoyèrent longtemps et ils
eurent du mal pour atteindre leur navire.

VI
...Yves s'éveilla lentement vers le soir; C'étaient d'abord des sensations
de douleur, qui revenaient une à une, comme au sortir d'une espèce de
mort. Il avait froid, froid jusqu'au coeur de ses membres.
Surtout il était engourdi et meurtri,--étendu depuis des heures sur une
couche dure: alors il essaya un premier effort, à peine conscient, pour
se retourner. Mais son pied gauche, qui lui fit tout à coup grand mal,
était pris dans une chose rigide contre laquelle on sentait bien qu'il n'y
avait pas de lutte possible.--Ah! oui, il reconnaissait cette sensation, il
comprenait maintenant: les fers!...
Il connaissait bien déjà ce lendemain inévitable des grandes nuits de
plaisirs: être rivé à la barre par une boucle, pour des jours entiers! Et ce

lieu où il devait être, il le devinait sans prendre la peine d'ouvrir les
yeux, ce recoin étroit comme une armoire, et sombre, et humide, avec
une odeur de renfermé et un peu de jour pâle tombant d'en haut par un
trou: la cale du Magicien!
Seulement il confondait ce lendemain de fête avec d'autres qui s'étaient
passés ailleurs,--là-bas, bien loin, en Amérique ou dans les ports de la
Chine.... Etait-ce pour avoir battu les alguazils de Buenos-Ayres? Ou
bien était-ce la mêlée sanglante de Rosario qui l'avait mené là? ou
encore l'affaire avec
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