Mon frère Yves | Page 6

Pierre Loti
sourcils,--à la voix avinée et au geste horrible.

Tout à l'heure, ce sera pour elles, leur sève, leurs ardeurs contenues,--et
leur argent.--C'est qu'ils payent bien, les matelots, le jour du retour, et,
en plus de ce qu'ils donnent, il y a surtout ce qu'on leur prend après,
quand par bonheur ils sont ivres à point....
Ils regardaient devant eux indécis, comme effarés, grisés déjà rien que
de se trouver à terre.
Où aller? Par où commencer leurs plaisirs?... Ce vent, cette pluie froide
d'hiver et cette tombée sinistre de la nuit,--pour ceux qui ont un logis,
un foyer, tout cela ajoute à la joie qu'on a de rentrer. À eux, cela leur
faisait bien sentir le besoin de se mettre à l'abri, d'aller se réchauffer
quelque part; mais ils étaient sans gîte, ces pauvres exilés qui
revenaient....
D'abord ils errèrent, se tenant les uns les autres par le bras, riant à
propos de tout, obliquant de droite ou de gauche,--ayant des allures de
bêtes captives qu'on vient de lâcher.
Puis ils entrèrent À la descente des navires, chez Madame Creachcadec.
À la descente des navires, c'était un bouge de la rue de Siam.
L'air chaud y sentait l'alcool. Il y avait un feu de charbon dans une
corbeille, et Yves s'assit devant. Depuis deux ou trois ans, c'était la
première fois qu'il se trouvait dans une chaise.--Et du feu!--Comme il
savourait ce bien-être tout à fait inusité, de se sécher devant un brasier
rouge!--À bord, jamais;--même dans les grands froids du cap Horn ou
de l'Islande; même dans les humidités pénétrantes, continues des hautes
latitudes, jamais on ne se chauffe, jamais on ne se sèche. Pendant des
jours, pendant des nuits, on reste mouillé, et on tâche de se donner du
mouvement, en attendant le soleil.
C'était une vraie mère pour les matelots, cette Madame Creachcadec;
tous ceux qui la connaissaient pouvaient bien le dire. Et puis elle leur
comptait toujours, au plus juste prix, leurs dîners et leurs fêtes.
D'ailleurs, elle les reconnaissait tous. Ayant déjà de l'alcool dans sa tête

grosse et rouge, elle essayait de répéter leurs noms, qu'elle les entendait
se dire entre eux; elle se souvenait bien de les avoir vus, du temps qu'ils
étaient canotiers à bord de la Bretagne;--et même elle croyait se
rappeler leur enfance de mousse, sur l'Inflexible. Mais comme ils
étaient devenus grands et beaux garçons depuis cette
époque!--Vraiment il fallait son oeil à elle, pour les reconnaître, ainsi
changés....
Et, au fond du cabaret, le dîner cuisait, sur des fourneaux qui
répandaient une assez bonne odeur de soupe.
Dans la rue, on entendit un grand vacarme. Une troupe de matelots
arrivait, chantant, scandant à pleine voix, sur un air très gai, ces paroles
d'église: Kyrie Christe, Dominum nostrum; Kyrie eleison...
Ils entrèrent, chavirant les chaises, en même temps qu'une rafale du
vent d'ouest couchait la flamme des lampes.
Kyrie Christe, Dominum nostrum...: les Bretons n'aimaient pas ce genre
de chanson, venu sans doute des barrières de quelque grande ville.
Pourtant cette discordance était drôle entre les mots et la musique, et
cela les fit rire.
Du reste, c'était une bande débarquée de la Gauloise, et ils se
reconnaissaient, ceux-ci et les autres; ils avaient été mousses ensemble.
L'un d'eux vint embrasser Yves: c'était Kerboul, son voisin de hamac à
bord de l'Inflexible. Lui aussi était devenu grand et fort; il était baleinier
de l'amiral, et, comme il était assez sage, il portait depuis longtemps sur
sa manche les galons rouges.
L'air manquait dans ce cabaret, et on y faisait grand tapage. Madame
Creachcadec apporta le vin chaud tout fumant, premier service du dîner
commandé,--et les têtes commencèrent à tourner....
Il y eut du bruit, cette nuit-là, dans Brest; les patrouilles eurent fort à
faire.
Dans la rue des Sept-Saints et dans celle de Saint-Yves, on entendit

jusqu'au matin des chants et des cris; c'était comme si on y eût lâché
des barbares, des bandes échappées de l'ancienne Gaule; il y avait des
scènes de joie qui rappelaient les rudesses primitives.
Les matelots chantaient. Et les femmes, qui guettaient leurs pièces
d'or,--agitées, échevelées dans ce grand coup de feu des retours de
navire,--mêlaient leurs voix aigres à ces voix profondes.
Les derniers arrivés de la mer, on les reconnaissait à leur teint plus
bronzé, à leurs allures plus désinvoltes; et puis ils traînaient avec eux
des objets exotiques; il y en avait qui passaient avec des perruches,
mouillées, dans des cages; d'autres avec des singes.
Ils chantaient, les matelots, à tue-tête, avec une sorte d'accent naïf, des
choses à faire frémir,--ou bien des airs du midi, des chansons
basques,--surtout, de tristes mélopées bretonnes qui semblaient de
vieux airs de biniou légués par l'antiquité celtique.
Les simples, les bons, faisaient des choeurs en parties; ils restaient
groupés par village, et répétaient dans leur langue
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 91
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.