Mon frère Yves | Page 3

Pierre Loti
envoler
les bonnets et tituber les passants ivres, et alors la pluie tombait plus
dure, plus torrentielle et fouettait comme grêle.
La foule des matelots augmentait toujours; on les voyait surgir par
bandes à l'entrée de la rue de Siam; ils remontaient du port et de la ville
basse par les grands escaliers de granit et se répandaient en chantant
dans les rues.

Ceux qui venaient de la rade étaient plus mouillés que les autres, plus
ruisselants de pluie et d'eau de mer. Leurs canots voilés, en s'inclinant
sous les risées froides, en sautant au milieu des lames pleines d'écume,
les avaient amenés grand train dans le port. Et ils grimpaient
joyeusement ces escaliers qui menaient à la ville, en se secouant
comme des chats qu'on vient d'arroser.
Le vent s'engouffrait dans les longues rues grises, et la nuit s'annonçait
mauvaise.
En rade,--à bord d'un navire arrivé le matin même de l'Amérique du
Sud,--à quatre heures sonnantes, un quartier-maître avait donné un coup
de sifflet prolongé, suivi de trilles savants, qui signifiaient en langage
de marine: «Armez la chaloupe!» alors on avait entendu un murmure de
joie dans ce navire, où les matelots étaient parqués, à cause de la pluie,
dans l'obscurité du faux pont. C'est qu'on avait eu peur un moment que
la mer ne fût trop mauvaise pour communiquer avec Brest, et on
attendait avec anxiété ce coup de sifflet qui décidait la question. Après
trois ans de campagne, c'était la première fois qu'on allait remettre les
pieds sur la terre de France, et l'impatience était grande.
Quand les hommes désignés, vêtus de petits costumes en toile cirée
jaune paille, furent tous embarqués dans la chaloupe et rangés à leur
banc d'une manière correcte et symétrique, le même quartier maître
siffla de nouveau et dit: «Les permissionnaires à l'appel!»
Le vent et la mer faisaient grand bruit; les lointains de la rade étaient
noyés dans un brouillard blanchâtre fait d'embruns et de pluie.
Les matelots permissionnaires montaient en courant, sortaient des
panneaux et venaient s'aligner, à mesure qu'on appelait leur numéro et
leur nom, la figure illuminée par cette grande joie de revoir Brest. Ils
avaient mis leurs beaux habits du dimanche; ils achevaient, sous
l'ondée torrentielle, des derniers détails de toilette, s'ajustant les uns les
autres avec des airs de coquetterie.
Quand on appela: «218: Kermadec!» on vit paraître Yves, un grand
garçon de vingt-quatre ans, à l'air grave, portant bien son tricot rayé et

son large col bleu.
Grand, maigre de la maigreur des antiques, avec les bras musculeux, le
col et la carrure d'un athlète, l'ensemble du personnage donnant le
sentiment de la force tranquille et légèrement dédaigneuse. Le visage
incolore, sous une couche uniforme de hâle brun, je ne sais quoi de
breton qui ne se peut définir, avec un teint d'Arabe. La parole brève et
l'accent du Finistère; la voix basse, vibrant d'une manière particulière,
comme ces instruments aux sons très puissants, mais qu'on touche à
peine de peur de faire trop de bruit.
Les yeux gris-roux, un peu rapprochés et très renfoncés sous l'arcade
sourcilière, avec une expression impassible de regard en dedans; le nez
très fin et régulier; la lèvre inférieure s'avançant un peu, comme par
mépris.
Figure immobile, marmoréenne, excepté dans les moments rares où
paraît le sourire; alors tout se transforme et on voit qu'Yves est très
jeune. Le sourire de ceux qui ont souffert: il a une douceur d'enfant et
illumine les traits durcis, un peu comme ces rayons de soleil, qui, par
hasard, passent sur les falaises bretonnes.
Quand Yves parut, les autres marins qui étaient là le regardèrent tous
avec de bons sourires et une nuance inusitée de respect.
C'est qu'il portait pour la première fois, sur sa manche, le double galon
rouge des quartiers-maîtres qu'on venait de lui donner. Et, à bord, c'est
quelqu'un, un quartier-maître de manoeuvre; ces pauvres galons de
laine, qui, dans l'armée, arrivent si vite au premier venu, dans la marine
représentent des années de misères; ils représentent la force et la vie
des jeunes hommes, dépensées à toute heure du jour et de la nuit,
là-haut, dans la mâture, ce domaine des gabiers que secouent tous les
vents du ciel.
Le maître d'équipage, s'étant approché, tendit la main à Yves. Jadis il
avait été, lui aussi, un gabier dur à la peine; il s'y connaissait en
hommes courageux et forts.

«Eh! Bien, Kermadec, dit-il, on va les arroser, ces galons?
--Mais oui, maître...», répondit Yves à voix basse, en gardant un air
grave et très rêveur.
Ce n'était pas de l'eau du ciel que voulait parler ce vieux maître; car,
sous ce rapport-là, l'arrosage était assuré. Non, en marine, arroser des
galons signifie se griser pour leur faire honneur le premier jour où on
les porte.
Yves restait pensif devant la nécessité de
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