Mon frère Yves | Page 4

Pierre Loti
cette cérémonie, parce qu'il
venait de me faire, à moi, un grand serment d'être sage et qu'il avait
envie de le tenir.
Et puis il en avait assez, à la fin, de ces scènes de cabaret déjà répétées
dans tous les pays du monde. Traîner ses nuits dans tous les bouges, à
la tête des plus indomptés et des plus ivres, et se faire ramasser le matin
dans les ruisseaux, on se lasse à la longue de ces plaisirs, si bon matelot
qu'on soit. D'ailleurs, les lendemains sont pénibles et se ressemblent
tous. Yves savait cela et n'en voulait plus.
Il était bien noir, ce temps de décembre pour un jour de retour. On avait
beau être insouciant et jeune, ce temps jetait sur la joie de revenir une
sorte de nuit sinistre. Yves éprouvait cette impression, qui lui causait
malgré lui un étonnement triste; car tout cela, en somme, c'était sa
Bretagne; il la sentait dans l'air et la reconnaissait rien qu'à cette
obscurité de rêve.
La chaloupe partit, les emportant tous vers la terre. Elle s'en allait toute
penchée sous le vent d'ouest; elle bondissait sur les lames avec un son
creux de tambour, et, à chaque saut qu'elle faisait, une masse d'eau de
mer venait se plaquer sur eux, comme lancée par des mains furieuses.
Ils filaient très vite dans une espèce de nuage d'eau dont les grosses
gouttes salées leur fouettaient la figure. Ils se tenaient tête baissée sous
ce déluge, serrés les uns contre les autres, comme font les moutons sous
l'orage.
Ils ne disaient plus rien, tout concentrés qu'ils étaient dans une attente

de plaisir. Il y avait là des jeunes hommes qui, depuis un an, n'avaient
pas mis les pieds sur la terre; leurs poches à tous étaient garnies d'or, et
des convoitises terribles bouillonnaient dans leur sang.
Yves, lui aussi, songeait un peu à ces femmes qui les attendaient dans
Brest, et parmi lesquelles tout à l'heure on pourrait choisir. Mais c'est
égal, lui seul était triste. Jamais tant de pensées à la fois n'avaient
troublé sa tête de pauvre abandonné.
Il avait bien eu de ces mélancolies quelquefois, pendant le silence des
nuits de la mer; mais alors le retour lui apparaissait de là-bas sous des
couleurs toutes dorées. Et c'était aujourd'hui, ce retour, et au contraire
son coeur se serrait maintenant plus que jamais. Alors il ne comprenait
pas, ayant l'habitude, comme les simples et les enfants, de subir ses
impressions sans en démêler le sens.
La tête tournée contre le vent, sans souci de l'eau qui ruisselait sur son
col bleu, il était resté debout, soutenu par le groupe des marins qui se
pressait contre lui.
Toutes ces côtes de Brest qui se dessinaient en contours vagues à
travers les voiles de la pluie, lui renvoyaient des souvenirs de ses
années de mousse, passées là sur cette grande rade brumeuse, à
regretter sa mère.... Ce passé était rude, et, pour la première fois de sa
vie, il songeait à ce que pourrait bien être l'avenir.
Sa mère!... C'était pourtant vrai que, depuis tantôt deux ans, il ne lui
avait pas écrit. Mais les matelots font ainsi, et, malgré tout, ils les
aiment bien, leurs mères! C'est la coutume: on disparaît pendant des
années, et puis, un bienheureux jour, on revient au village sans prévenir,
avec des galons sur sa manche, rapportant beaucoup d'argent gagné à la
peine, ramenant la joie et l'aisance au pauvre logis abandonné.
Ils filaient toujours sous la pluie glacée, sautant sur les lames grises,
poursuivis par des sifflements de vent et de grands bruits d'eau.
Yves songeait à beaucoup de choses, et ses yeux fixes ne regardaient
plus. L'image de sa mère avait pris tout à coup une douceur infinie; il

sentait qu'elle était là tout près, dans un petit village du pays breton,
sous ce même crépuscule d'hiver qui l'enveloppait, lui; encore deux ou
trois jours, et, avec une grande joie, il irait la surprendre et l'embrasser.
Les secousses de la mer, la vitesse et le vent, rendaient incohérentes ses
pensées qui changeaient. Maintenant il s'inquiétait de retrouver son
pays sous un jour si sombre. Là-bas, il s'était habitué à cette chaleur et à
cette limpidité bleue des tropiques, et, ici, il semblait qu'il y eût un
suaire jetant une nuit sinistre sur le monde.
Et puis aussi il se disait qu'il ne voulait plus boire, non pas que ce fût
bien mal après tout, et, d'ailleurs, c'était la coutume pour les marins
bretons; mais il me l'avait promis d'abord, et ensuite, à vingt-quatre ans,
on est un grand garçon revenu de beaucoup de plaisirs, et il semble
qu'on sente le besoin de devenir un peu plus sage.
Alors il pensait aux airs étonnés qu'auraient les autres à bord, surtout
Barrada, son grand ami, en le
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