de famille, cette couleur de bronze, les Kermadec, de
père en fils, ayant été marins au long cours et gens fortement passés au
hâle de mer.
Un beau jour d'été à Saint-Pol-de-Léon, c'est-à-dire une chose rare dans
cette région de brumes: une espèce de rayonnement mélancolique
répandu sur tout; la vieille ville du moyen âge comme réveillée de son
morne sommeil dans le brouillard, et rajeunie; le vieux granit se
chauffant au soleil; le clocher de Creizker, le géant des clochers bretons,
baignant dans le ciel bleu, en pleine lumière, ses fines découpures
grises marbrées de lichens jaunes. Et tout alentour la lande sauvage,
aux bruyères roses, aux ajoncs couleur d'or, exhalant une senteur douce
de genêts fleuris.
Au baptême, il y avait une jeune fille, la marraine; un matelot, le
parrain, et, derrière, les deux petits frères, Goulven et Gildas, donnant
la main aux deux petites soeurs, Yvonne et Marie, avec des bouquets.
Lorsque le cortège fit son entrée dans l'antique église des évêques de
Léon, le bedeau, pendu à la corde d'une cloche, se tenait prêt à
commencer le carillon joyeux que commandait la circonstance. Mais M.
Le curé, survenant, lui dit d'une voix rude:
«Reste en paix, Marie Bervrach, pour l'amour de Dieu! Ces Kermadec
sont des gens qui jamais ne donnent rien à l'offrande, et le père dépense
au cabaret tout son avoir. Nous ne sonnerons pas, s'il te plaît, pour ce
monde-là.»
Et voilà comment mon frère Yves fit sur cette terre une entrée de
pauvre.
Jeanne Danveoch, de son lit, prêtait l'oreille avec inquiétude, guettait
avec un mauvais pressentiment ces vibrations de bronze qui tardaient à
commencer. Elle écouta longtemps, n'entendit rien, comprit cet affront
public et pleura.
Ses yeux étaient tout baignés de larmes quand le cortège rentra, penaud,
au logis.
Toute la vie, cette humiliation resta sur le coeur d'Yves; il ne sut jamais
pardonner ce mauvais accueil fait à son entrée dans ce monde, ni ces
larmes cruelles versées par sa mère; il en garda au clergé romain une
rancune inoubliable et ferma à notre mère l'église son coeur breton.
III
C'était vingt-quatre ans plus tard, un soir de décembre, à Brest.
La pluie tombait, fine, froide, pénétrante, continue; elle ruisselait sur
les murs, rendant plus noirs les hauts toits d'ardoise, les hautes maisons
de granit; elle arrosait comme à plaisir cette foule bruyante du
dimanche qui grouillait tout de même, mouillée et crottée, dans les rues
étroites, sous un triste crépuscule gris.
Cette foule du dimanche, c'étaient des matelots ivres qui chantaient, des
soldats qui trébuchaient en faisant avec leur sabre un bruit d'acier, des
gens du peuple allant de travers,--ouvriers de grande ville à la mine
tirée et misérable, des femmes en petit châle de mérinos et en coiffe
pointue de mousseline, qui marchaient le regard allumé, les pommettes
rouges, avec une odeur d'eau-de-vie;--des vieux et des vieilles à
l'ivresse sale, qui étaient tombés et qu'on avait ramassés, et qui s'en
allaient devant eux le dos plein de boue.
La pluie tombait, tombait, mouillant tout, les chapeaux à boucle
d'argent des Bretons, les bonnets sur l'oreille des matelots, les shakos
galonnés et les coiffes blanches et les parapluies.
L'air avait quelque chose de tellement terne, de tellement éteint, qu'on
ne pouvait se figurer qu'il y eût quelque part un soleil; on en avait perdu
la notion. On se sentait emprisonné sous des couches et des épaisseurs
de grosses nuées humides qui vous inondaient; il ne semblait pas
qu'elles pussent jamais s'ouvrir et que derrière il y eût un ciel. On
respirait de l'eau. On avait perdu conscience de l'heure, ne sachant plus
si c'était l'obscurité de toute cette pluie ou si c'était la vraie nuit d'hiver
qui descendait.
Les matelots apportaient dans ces rues une certaine note étonnante de
gaieté et de jeunesse, avec leurs figures ouvertes et leurs chansons, avec
leurs grands cols clairs et leurs pompons rouges tranchant sur le bleu
marine de leur habillement. Ils allaient et venaient d'un cabaret à l'autre,
poussant le monde, disant des choses qui n'avaient pas de sens et qui les
faisaient rire. Ou bien ils s'arrêtaient sous les gouttières, aux étalages de
toutes les boutiques où l'on vendait des choses à leur usage: des
mouchoirs rouges au milieu desquels étaient imprimés de beaux navires
qui s'appelaient la Bretagne, la Triomphante, ou la Dévastation; des
rubans pour leur bonnet avec de belles inscriptions d'or; de petits
ouvrages en corde très compliqués destinés à fermer sûrement ces sacs
de toile qu'ils ont à bord pour serrer leur trousseau; d'élégants
amarrages en ficelle tressée pour suspendre au cou des gabiers leur
grand couteau; des sifflets en argent pour les quartiers-maîtres, et enfin
des ceintures rouges, des petits peignes et des petits miroirs.
De temps en temps, il y avait de grandes rafales qui faisaient
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