Moll Flanders | Page 5

Daniel Defoe
est trop près des premières heures de ma vie pour que je puisse
raconter aucune chose de moi, sinon par ouï-dire; il suffira de
mentionner que je naquis dans un si malheureux endroit qu'il n'y avait
point de paroisse pour y avoir recours afin de me nourrir dans ma petite
enfance, et je ne peux pas expliquer le moins du monde comment on
me fit vivre; si ce n'est qu'une parente de ma mère (ainsi qu'on me l'a
dit) m'emmena avec elle, mais aux frais de qui, ou par l'ordre de qui,
c'est ce dont je ne sais rien.
La première chose dont je puisse me souvenir, ou que j'aie pu jamais

apprendre sur moi, c'est que j'arrivai à être mêlée dans une bande de ces
gens qu'on nomme Bohémiens ou Égyptiens; mais je pense que je restai
bien peu de temps parmi eux, car ils ne décolorèrent point ma peau,
comme ils le font à tous les enfants qu'ils emmènent, et je ne puis dire
comment je vins parmi eux ni comment je les quittai.
Ce fut à Colchester, en Essex, que ces gens m'abandonnèrent; et j'ai
dans la tête la notion que c'est moi qui les abandonnai (c'est-à-dire que
je me cachai et ne voulus pas aller plus loin avec eux), mais je ne
saurais rien affirmer là-dessus. Je me rappelle seulement qu'ayant été
prise par des officiers de la paroisse de Colchester, je leur répondis que
j'étais venue en ville avec les Égyptiens, mais que je ne voulais pas
aller plus loin avec eux, et qu'ainsi ils m'avaient laissée; mais où ils
étaient allés, voilà ce que je ne savais pas; car, ayant envoyé des gens
par le pays pour s'enquérir, il paraît qu'on ne put les trouver.
J'étais maintenant en point d'être pourvue; car bien que je ne fusse pas
légalement à la charge de la paroisse pour telle au telle partie de la ville,
pourtant, dès qu'on connut ma situation et qu'on sut que j'étais trop
jeune pour travailler, n'ayant pas plus de trois ans d'âge, la pitié émut
les magistrats de la ville, et ils décidèrent de me prendre sous leur garde,
et je devins à eux tout comme si je fusse née dans la cité.
Dans la provision qu'ils firent pour moi, j'eus la chance d'être mise en
nourrice, comme ils disent, chez une bonne femme qui était pauvre, en
vérité, mais qui avait connu de meilleurs jours, et qui gagnait
petitement sa vie en élevant des enfants tels qu'on me supposait être, et
en les entretenant en toutes choses nécessaires jusqu'à l'âge où l'on
pensait qu'ils pourraient entrer en service ou gagner leur propre pain.
Cette bonne femme avait aussi une petite école qu'elle tenait pour
enseigner aux enfants à lire et à coudre; et ayant, comme j'ai dit,
autrefois vécu en bonne façon, elle élevait les enfants avec beaucoup
d'art autant qu'avec beaucoup de soin.
Mais, ce qui valait tout le reste, elle les élevait très religieusement aussi,
étant elle-même une femme bien sobre et pieuse, secondement bonne
ménagère et propre, et troisièmement de façons et moeurs honnêtes. Si

bien qu'à ne point parler de la nourriture commune, du rude logement et
des vêtements grossiers, nous étions élevés aussi civilement qu'à la
classe d'un maître de danse.
Je continuai là jusqu'à l'âge de huit ans, quand je fus terrifiée par la
nouvelle que les magistrats (je crois qu'on les nommait ainsi) avaient
donné l'ordre de me mettre en service; je ne pouvais faire que bien peu
de chose, où qu'on m'envoyât, sinon aller en course, ou servir de
souillon à quelque fille de cuisine; et comme on me le répétait souvent,
j'en pris une grande frayeur; car j'avais une extrême aversion à entrer en
service, comme ils disaient, bien que je fusse si jeune; et je dis à ma
nourrice que je croyais pouvoir gagner ma vie sans entrer en service, si
elle voulait bien me le permettre; car elle m'avait appris à travailler de
mon aiguille et à filer de la grosse laine, qui est la principale industrie
de cette ville, et je lui dis que si elle voulait bien me garder, je
travaillerais bien fort.
Je lui parlais presque chaque jour de travailler bien fort et, en somme,
je ne faisais que travailler et pleurer tout le temps, ce qui affligea
tellement l'excellente bonne femme qu'enfin elle se mit à s'inquiéter de
moi: car elle m'aimait beaucoup.
Là-dessus, un jour, comme elle entrait dans la chambre où tous les
pauvres enfants étaient au travail, elle s'assit juste en face de moi; non
pas à sa place habituelle de maîtresse mais comme si elle se disposait à
dessein pour m'observer et me regarder travailler; j'étais en train de
faire un ouvrage auquel elle m'avait mise, et je me souviens que c'était
à
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