le vol, qui a été terriblement conscient au
début, dégénère en habitude, et Moll Flanders vole pour voler.
Et ce n'est pas seulement dans Moll Flanders qu'on entend la prière de
la faim. Les livres de Daniel de Foë ne sont que le développement des
deux supplications de l'humanité: «Mon Dieu, donnez-nous notre pain
quotidien;--mon Dieu, préservez-nous de la tentation!» Ce furent les
paroles qui hantèrent sa vie et son imagination, jusqu'à la dernière
lettre qu'il écrivit pour sa fille et pour son gendre quelques jours avant
sa mort.
Je ne veux point parler ici de la puissance artistique de Daniel de Foë.
Il suffira de lire et d'admirer la vérité nue des sentiments et des actions.
Ceux qui n'aiment pas seulement Robinson comme le livre de leur
enfance trouveront dans Moll Flanders les mêmes plaisirs et les mêmes
terreurs.
Georges Borrow raconte dans Lavengro qu'il rencontra sur le pont de
Londres une vieille femme qui ne lisait qu'un livre. Elle ne voulait le
vendre à aucun prix. Elle y trouvait tout son amusement et toute sa
consolation. C'était un ancien livre aux pages usées, Borrow en lut
quelques lignes: aussitôt il reconnut l'air, le style, l'esprit de l'écrivain
du livre où d'abord il avait appris à lire. Il couvrit son visage de ses
mains, et pensa à son enfance.... Ce livre de la vieille femme était Moll
Flanders.
Il me reste à dire quelques mots de ma traduction. Je sens qu'elle est
bien imparfaite, mais elle a au moins un mérite: partout où cela a été
possible, les phrases ont conservé le mouvement et les coupures de la
prose de de Foë. J'ai respecté la couleur du style autant que j'ai pu. Les
nonchalances de langage et les redites exquises de la narratrice ont été
rendues avec le plus grand soin. Enfin j'ai essayé de mettre sous les
yeux du lecteur français l'oeuvre même de Daniel de Foë.
Marcel Schwob.
* * * * *
MOLL FLANDERS
Mon véritable nom est si bien connu dans les archives ou registres des
prisons de Newgate et de Old Bailey et certaines choses de telle
importance en dépendent encore, qui sont relatives à ma conduite
particulière, qu'il ne faut pas attendre que je fasse mention ici de mon
nom ou de l'origine de ma famille; peut-être après ma mort ceci sera
mieux connu; à présent il n'y aurait nulle convenance, non, quand
même on donnerait pleine et entière rémission, sans exception de
personnes ou de crimes.
Il suffira de vous dire que certaines de mes pires camarades, hors d'état
de me faire du mal, car elles sont sorties de ce monde par le chemin de
l'échelle et de la corde que moi-même j'ai souvent pensé prendre,
m'ayant connue par le nom de Moll Flanders, vous me permettrez de
passer sous ce nom jusqu'à ce que j'ose avouer tout ensemble qui j'ai été
et qui je suis.
On m'a dit que dans une nation voisine, soit en France, soit ailleurs, je
n'en sais rien, il y a un ordre du roi, lorsqu'un criminel est condamné ou
à mourir ou aux galères ou à être déporté, et qu'il laisse des enfants (qui
sont d'ordinaire sans ressource par la confiscation des biens de leurs
parents), pour que ces enfants soient immédiatement placés sous la
direction du gouvernement et transportés dans un hôpital qu'on nomme
Maison des Orphelins, où ils sont élevés, vêtus, nourris, instruits, et au
temps de leur sortie entrent en apprentissage ou en service, tellement
qu'ils sont capables de gagner leur vie par une conduite honnête et
industrieuse.
Si telle eût été la coutume de notre pays, je n'aurais pas été laissée,
pauvre fille désolée, sans amis, sans vêtements, sans aide, sans
personne pour m'aider, comme fut mon sort; par quoi je fus non
seulement exposée à de très grandes détresses, même avant de pouvoir
ou comprendre ma situation ou l'amender, mais encore jetée à une vie
scandaleuse en elle-même, et qui par son ordinaire cours amène la
destruction de l'âme et du corps.
Mais ici le cas fut différent. Ma mère fut convaincue de félonie pour un
petit vol à peine digne d'être rapporté: elle avait emprunté trois pièces
de fine Hollande à un certain drapier dans Cheapside; les détails en sont
trop longs à répéter, et je les ai entendus raconter de tant de façons que
je puis à peine dire quel est le récit exact.
Quoiqu'il en soit, ils s'accordent tous en ceci, que ma mère plaida son
ventre, qu'on la trouva grosse, et qu'elle eut sept mois de répit; après
quoi on la saisit (comme ils disent) du premier jugement; mais elle
obtint ensuite la faveur d'être déportée aux plantations, et me laissa,
n'étant pas âgée de la moitié d'un an, et en mauvaises mains, comme
vous pouvez croire.
Ceci
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