véritable Moll, vers
cette époque, ne venait pas appuyer la fiction de Foë.
Or, une certaine Mary Frith, ou Moll la Coupeuse de bourses, resta
célèbre au moins jusqu'en 1668. Elle mourut extrêmement âgée. Elle
avait connu les contemporains de Shakespeare, peut-être Shakespeare
lui-même. Voici ce qu'en rapporte Granger (Supplément à l'histoire
biographique, p. 256):
«Mary Frith, ou Moll la Coupeuse de bourses, nom sous lequel on la
désignait généralement, était une femme d'esprit masculin qui commit,
soit en personne, soit comme complice, presque tous les crimes et folies
notoires chez les pires excentriques des deux sexes. Elle fut infâme
comme prostituée et proxénète, diseuse de bonne aventure, pickpocket,
voleuse et receleuse; elle fut aussi la complice d'un adroit faussaire.
Son exploit le plus signalé fut de dépouiller le général Fairfax sur la
bruyère de Hounslow, ce qui la fit envoyer à la prison de Newgate;
mais grâce à une forte somme d'argent, elle fut remise en liberté. Elle
mourut d'hydropisie, à l'âge de soixante-quinze ans, mais serait
probablement morte auparavant, si elle n'avait eu l'habitude de fumer
du tabac depuis de longues années.»
M. Dodsley (Old Plays, vol. VI) a copié la note suivante dans un
manuscrit du British Muséum:
«Mme Mary Friths, alias Moll la Coupeuse de bourses, née dans
Barbican, fille d'un cordonnier, mourut en sa maison de Fleet Street,
près de la Taverne du Globe, le 26 juillet 1659, et fut enterrée à l'église
de Sainte-Brigitte. Elle laissa par testament vingt livres à l'effet de faire
couler du vin par les conduites d'eau lors du retour de Charles II, qui
survint peu après.»
M. Steevens, dans ses commentaires sur Shakespeare (Twelfth Night, A.
I, Sc. III) note, sur les registres de la Stationer's Company, pour août
1610, l'entrée «d'un livre nommé les Folies de la joyeuse Moll de
Bankside, avec ses promenades en vêtements d'homme et leur
explication, par John Day».
En 1611, Thomas Middleton et Dekkar écrivirent sur Moll leur célèbre
comédie The Roaring Girl ou Moll la coupeuse de bourses.... Le
frontispice la représente vêtue en homme, l'oeil oblique, la bouche
tordue, avec ces mots en légende:
«Mon cas est changé: il faut que je travaille pour vivre.»
Nathaniel Field la cite, en 1639, dans sa comédie Amends fort Ladies.
Sa vie fut publiée en in-12, en 1662, avec son portrait en habits
d'homme: elle a près d'elle un singe, un lion et un aigle. Dans la pièce
du Faux Astrologue (1668), on la mentionne comme morte.
Ainsi John Day, Nathaniel Field, Thomas Middleton, Thomas Dekkar,
compagnons de Shakespeare, firent des pièces sur Moll dès 1610
jusqu'en 1659. Il paraît qu'elle vivait encore lorsqu'on publia sa vie en
1662. Toujours est-il qu'elle resta longtemps célèbre. Le capitaine
Hohnson place sa biographie parmi celles des grands voleurs dans son
Histoire générale des Assassins, Voleurs et Pirates, etc. (1736) ce qui
indique la persistance d'une tradition. Ceux qui donnèrent à Daniel de
Foë de si précis détails sur la peste de 1665 durent lui raconter mainte
histoire sur l'extraordinaire vie de cette vieille femme, morte riche,
après une existence infâme, à soixante-quinze ans. Le frontispice de la
pièce de Middleton, avec sa légende, s'appliquerait à Moll Flanders.
De Foë insiste dans son livre sur les vêtements d'homme que porte Moll.
Ce n'est certes pas là un trait ordinaire. Il a dû voir aussi dans sa
jeunesse les nombreuses pièces de théâtre où figurait ce personnage
populaire. Le livre de colportage contenant l'histoire de la vie de Moll
la Coupeuse de bourses a certainement été feuilleté par lui. Il la fait
nommer avec admiration par Moll Flanders. Enfin, la preuve même de
l'identité de Mary Frith avec Moll Flanders, c'est la date de 1683 que
de Foë assigne aux prétendus Mémoires complétés par une troisième
main. La tradition lui permettait de croire que la vieille Mary Frith
avait vécu jusqu'aux environs de cette année. Nous n'avons aucune
preuve formelle de la date précise de sa mort.
La vie de Mary Frith a donc joué pour Moll Flanders le même rôle que
la relation d'Alexandre Selkirk pour Robinson Crusoé. C'est l'embryon
réel que de Foë a fait germer en fiction. C'est le point de départ d'un
développement qui a une portée bien plus haute. Mais il était
nécessaire de montrer que l'imagination de Daniel de Foë construit le
plus puissamment sur des réalités, car Daniel de Foë est un écrivain
extrêmement réaliste. Si un livre peut être comparé à Moll
Flanders,c'est Germinie Lacerteux; mais Moll Flanders n'agit que par
passion de vivre, tandis que MM. de Goncourt ont analysé d'autres
mobiles chez Germinie. Ici, il semble qu'on entende retentir à chaque
page les paroles de la prière: «Mon Dieu, donnez-nous notre pain
quotidien!» Par ce seul aiguillon Moll Flanders est excitée au vice,
puis au vol, et peu à peu
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