Mistress Branican | Page 8

Jules Verne
son enfant une certaine aisance, bien avant
que l'oncle Starter eût consenti à partir pour l'autre monde.
Telle était donc la situation du jeune ménage, au moment où le
Franklin faisait voile pour les parages occidentaux du Pacifique. Cela
étant établi pour l'intelligence des faits qui vont se dérouler dans cette
histoire, il convient d'appeler maintenant l'attention sur les seuls parents

que Dolly Branican eût à San-Diégo, M. et Mrs. Burker.
Len Burker, américain d'origine, âgé alors de trente et un ans, n'était
venu se fixer que depuis quelques années dans la capitale de la basse
Californie. Ce Yankee de la Nouvelle-Angleterre, froid de physionomie,
dur de traits, vigoureux de corps, était très résolu, très agissant et aussi
très concentré, ne laissant rien voir de ce qu'il pensait, ne disant rien de
ce qu'il faisait. Il est de ces natures qui ressemblent à des maisons
hermétiquement fermées, et dont la porte ne s'ouvre à personne.
Cependant, à San- Diégo, aucun bruit fâcheux n'avait couru sur le
compte de cet homme si peu communicatif, que son mariage avec Jane
Burker avait fait le cousin de John Branican. Il n'y avait donc pas lieu
de s'étonner que celui-ci, n'ayant d'autre famille que les Burker, leur eût
recommandé Dolly et son enfant. Mais, en réalité, c'était plus
spécialement aux soins de Jane qu'il les remettait, sachant que les deux
cousines éprouvaient une profonde affection l'une pour l'autre.
Et il en eût été tout autrement si le capitaine John avait su ce qu'était au
juste Len Burker, s'il avait connu la fourberie qui se dissimulait derrière
le masque impénétrable de sa physionomie, avec quel sans-gêne il
traitait les convenances sociales, le respect de soi-même et les droits
d'autrui. Trompée par ses dehors assez séduisants, par une sorte de
fascination dominatrice qu'il exerçait sur elle, Jane l'avait épousé cinq
ans auparavant à Boston, où elle demeurait avec sa mère, qui mourut
peu de temps après ce mariage, dont les conséquences devaient être si
regrettables. La dot de Jane et l'héritage maternel auraient dû suffire à
l'existence des nouveaux époux, si Len Burker eut été homme à suivre
les voies usuelles et non les chemins détournés. Mais il n'en fut rien.
Après avoir en partie dévoré la fortune de sa femme, Len Burker, assez
disqualifié dans son crédit à Boston, se décida à quitter cette ville. De
l'autre côté de l'Amérique, où sa réputation douteuse ne le suivrait pas,
ces pays presque neufs lui offraient des chances qu'il ne pouvait plus
trouver dans la Nouvelle-Angleterre.
Jane, qui connaissait son mari maintenant, s'associa sans hésiter à ce
projet de départ, heureuse de quitter Boston, où la situation de Len
Burker prêtait à de désagréables commentaires, heureuse d'aller

retrouver la seule parente qui lui restât. Tous deux vinrent s'établir à
San-Diégo, où Dolly et Jane se retrouvèrent. D'ailleurs, depuis trois ans
qu'il habitait cette ville, Len Burker n'avait pas encore donné prise aux
soupçons, tant il déployait d'habileté à dissimuler le louche de ses
affaires.
Telles furent les circonstances qui avaient amené la réunion des deux
cousines, à l'époque où Dolly n'était pas encore Mrs. Branican.
La jeune femme et la jeune fille se lièrent étroitement. Bien qu'il
semblât que Jane dût dominer Dolly, ce fut le contraire qui eut lieu.
Dolly était forte, Jane était faible, et la jeune fille devint bientôt l'appui
de la jeune femme. Lorsque l'union de John Branican et de Dolly fut
décidée, Jane se montra très heureuse de ce mariage -- un mariage qui
promettait de ne jamais ressembler au sien! Et dans l'intimité de ce
jeune ménage, que de consolations elle aurait pu trouver, si elle se fût
décidée à lui confier le secret de ses peines.
Et cependant la situation de Len Burker devenait de plus en plus grave.
Ses affaires périclitaient. Le peu qui lui restait de la fortune de sa
femme, lorsqu'il avait quitté Boston, était presque entièrement dissipé.
Cet homme, joueur ou plutôt spéculateur effréné, était de ces gens qui
veulent tout donner au hasard et ne tout attendre que de lui. Ce
tempérament, réfractaire aux conseils de la raison, ne pouvait
qu'amener et n'amenait que des résultats déplorables.
Dès son arrivée à San-Diégo, Len Burker avait ouvert un office dans
Fleet Street -- un de ces bureaux qui sentent la caverne, où n'importe
quelle idée, bonne ou mauvaise, devient le point de départ d'une affaire.
Très apte à faire miroiter les aléas d'une combinaison, sans aucun
scrupule sur les moyens qu'il employait, habile à changer les arguties
en arguments, très enclin à regarder comme sien le bien des autres, il ne
tarda pas à se lancer dans vingt spéculations qui sombrèrent peu à peu,
mais ce ne fut pas sans y avoir laissé de ses propres plumes. À l'époque
où débute cette histoire, Len Burker en était réduit
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