Mistress Branican | Page 7

Jules Verne
sur les chemins de traverse qui mènent rarement au but.
S'il avait dû s'éloigner pour tenter d'heureuses spéculations en achetant
et défrichant de vastes terrains dans l'État de Tennessee, il n'en avait
pas moins conservé des rapports avec son frère que ses affaires
retenaient dans l'État de New York. Quand celui-ci devint veuf, il alla
se fixer à San-Diégo, la ville natale de sa femme, où il mourut, alors
que le mariage de Dolly avec John Branican était déjà décidé. Ce
mariage fut célébré après les délais de deuil, et le jeune ménage n'eut
absolument pour toute fortune que le très modeste héritage laissé par
Starter aîné.
À peu de temps de là, arriva à San-Diégo une lettre, qui était adressée à
Dolly Branican par Starter jeune. C'était la première qu'il écrivait à sa
nièce; ce devait être la dernière aussi.

En substance, cette lettre disait sous une forme non moins concise que
pratique:
Bien que Starter jeune fût très loin d'elle, et bien qu'il ne l'eût jamais
vue, il n'oubliait pas qu'il avait une nièce, la propre fille de son frère.
S'il ne l'avait jamais vue, c'est que Starter aîné et Starter jeune ne
s'étaient point rencontrés depuis que Starter aîné avait pris femme, et
que Starter jeune résidait auprès de Nashville, dans la partie la plus
reculée du Tennessee, tandis qu'elle résidait à San-Diégo. Or, entre le
Tennessee et la Californie, il y a quelques centaines de milles qu'il ne
convenait nullement à Starter jeune de franchir. Donc, si Starter jeune
trouvait le voyage trop fatigant pour aller voir sa nièce, il trouvait non
moins fatigant que sa nièce vînt le voir, et il la priait de ne point se
déranger.
En réalité, ce personnage était un véritable ours -- non point un de ces
grizzlys d'Amérique qui portent griffes et fourrures, mais un de ces ours
humains, qui tiennent à vivre en dehors des relations sociales.
Cela ne devait pas inquiéter Dolly, d'ailleurs. Elle était la nièce d'un
ours, soit! mais cet ours possédait un coeur d'oncle. Il n'oubliait pas ce
qu'il devait à Starter aîné, et la fille de son frère serait l'unique héritière
de sa fortune.
Starter jeune ajoutait que cette fortune valait déjà la peine d'être
recueillie. Elle se montait alors à cinq cent mille dollars[2] et ne
pouvait que s'accroître, car les affaires de défrichement prospéraient
dans l'État de Tennessee. Comme elle consistait en terres et en bétail, il
serait facile de la réaliser; on le ferait à un prix très avantageux, et les
acquéreurs ne manqueraient pas.
Si cela était dit de cette façon positive et quelque peu brutale, qui
appartient en propre aux Américains de vieille race, ce qui était dit était
dit. La fortune de Starter jeune irait tout entière à Mrs. Branican ou à
ses enfants, au cas où la souche des Starter se «progénérerait» (sic) par
ses soins. En cas de prédécès de Mrs. Branican, sans descendants
directs ou autres, cette fortune reviendrait à l'État, qui serait très
heureux d'accepter les biens de Starter jeune.

Deux choses encore:
1° Starter jeune était célibataire. Il resterait célibataire. «La sottise que
l'on ne fait que trop souvent entre vingt et trente ans, ce n'est pas lui qui
la ferait à soixante» -- phrase textuelle de sa lettre. Rien ne pourrait
donc détourner cette fortune du cours que sa volonté formelle entendait
lui imprimer, et elle irait se jeter dans le ménage Branican aussi
sûrement que le Mississipi se jette dans le golfe du Mexique.
2° Starter jeune ferait tous ses efforts -- des efforts surhumains -- pour
n'enrichir sa nièce que le plus tard possible. Il tâcherait de mourir au
moins centenaire, et il ne faudrait pas lui savoir mauvais gré de cette
obstination à prolonger son existence jusqu'aux dernières limites du
possible.
Enfin Starter jeune priait Mrs. Branican -- il lui ordonnait même -- de
ne point répondre. D'ailleurs, c'est à peine si des communications
existaient entre les villes et la région forestière qu'il occupait dans le
fond du Tennessee. Quant à lui, il n'écrirait plus -- si ce n'est pour
annoncer sa mort, et encore cette lettre ne serait-elle pas de sa propre
main.
Telle était la singulière missive qu'avait reçue Mrs. Branican. Qu'elle
dût être l'héritière, la légataire universelle de son oncle Starter, cela
n'était point à mettre en doute. Elle posséderait un jour cette fortune de
cinq cent mille dollars, qui serait probablement très accrue par le travail
de cet habile défricheur de forêts. Mais, comme Starter jeune
manifestait très nettement son intention de dépasser la centaine -- et
l'on sait si ces Américains du Nord sont tenaces -- John Branican avait
sagement fait de ne point abandonner le métier de marin. Son
intelligence, son courage, sa volonté aidant, il est probable qu'il
acquerrait pour sa femme et
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 151
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.