Mistress Branican | Page 9

Jules Verne
aux expédients, et la
gêne se glissait dans son ménage. Toutefois, comme il avait tenu ses
agissements très secrets, il jouissait encore de quelque crédit et
l'employait à faire de nouvelles dupes en faisant de nouvelles affaires.

Cette situation, cependant, ne pouvait aboutir qu'à une catastrophe.
L'heure n'était plus éloignée, où des réclamations viendraient à se
produire. Peut-être cet aventureux Yankee, transporté dans
l'Ouest-Amérique, n'aurait-il plus d'autre ressource que de quitter
San-Diégo, comme il avait quitté Boston. Et, pourtant, au milieu de
cette ville d'un sens si éclairé, d'une si puissante activité commerciale,
dont les progrès grandissent d'année en année, un homme intelligent et
probe eût trouvé cent fois l'occasion de réussir. Mais il fallait avoir ce
que Len Burker n'avait pas: la droiture des sentiments, la justesse des
idées, l'honnêteté de l'intelligence.
Il importe d'insister sur ce point: c'est que ni John Branican ni M.
William Andrew, ni personne ne soupçonnaient rien des affaires de Len
Burker. Dans le monde de l'industrie et du commerce, on ignorait que
cet aventurier -- et plût au ciel qu'il n'eût mérité que ce nom! -- courait
à un désastre prochain. Et, même, quand se produirait la catastrophe,
peut-être ne verrait-on en lui qu'un homme peu favorisé de la fortune,
et non l'un de ces personnages sans moralité à qui tous les moyens sont
bons pour s'enrichir. Aussi, sans avoir ressenti pour lui une sympathie
profonde, John Branican n'avait-il à aucun moment conçu la moindre
défiance à son égard. C'était donc en pleine sécurité que, pendant son
absence, il comptait sur les bons offices des Burker envers sa femme.
S'il se présentait quelque circonstance où Dolly serait forcée de recourir
à eux, elle ne le ferait pas en vain. Leur maison lui était ouverte, et elle
y trouverait l'accueil dû, non seulement à une amie, mais à une soeur.
À ce sujet, d'ailleurs, il n'y avait pas lieu de suspecter les sentiments de
Jane Burker. L'affection qu'elle éprouvait pour sa cousine était sans
restrictions comme sans calculs. Loin de blâmer la sincère amitié qui
unissait ces deux jeunes femmes, Len Burker l'avait encouragée, sans
doute dans une vision confuse de l'avenir et des avantages que cette
liaison pourrait lui rapporter. Il savait, d'ailleurs, que Jane ne dirait
jamais rien de ce qu'elle ne devait pas dire, qu'elle garderait une
prudente réserve sur sa situation personnelle, sur ce qu'elle ne pouvait
ignorer des blâmables affaires où il s'était engagé, sur les difficultés au
milieu desquelles son ménage commençait à se débattre. Là-dessus,
Jane se tairait, et il ne lui échapperait pas même une récrimination. On

le répète, entièrement dominée par son mari, elle en subissait l'absolue
influence bien qu'elle le connût pour un homme sans conscience, ayant
perdu tout reste de sens moral, capable de s'abandonner aux actes les
plus impardonnables. Et, après tant de désillusions, comment aurait-elle
pu lui conserver la moindre estime? Mais -- on ne saurait trop revenir
sur ce point essentiel -- elle le redoutait, elle était entre ses mains
comme un enfant, et, rien que sur un signe de lui, elle le suivrait encore,
si sa sécurité l'obligeait à s'enfuir, en n'importe quelle partie du monde.
Enfin, ne fût-ce que par respect d'elle-même, elle n'eût rien voulu
laisser voir des misères qu'elle endurait, même à sa cousine Dolly, qui
les soupçonnait peut-être, sans en avoir jamais reçu confidence.
À présent, la situation de John et de Dolly Branican, d'une part, celle de
Len et de Jane Burker, de l'autre, sont suffisamment établies pour
l'intelligence des faits qui vont être relatés. Dans quelle mesure ces
situations allaient-elles être modifiées par les événements inattendus
qui devaient, si prochainement et si soudainement, se produire?
Personne n'eût jamais put le prévoir.

III
Prospect-House
Voilà trente ans, la basse Californie -- un tiers environ de l'État de
Californie -- ne comptait encore que trente-cinq mille habitants.
Actuellement, c'est par cent cinquante mille que se chiffre sa
population. À cette époque, les territoires de cette province, reculée aux
confins de l'Ouest-Amérique, étaient tout à fait incultes, et ne
semblaient propres qu'à l'élevage du bétail. Qui aurait pu deviner quel
avenir était réservé à une région si abandonnée, alors que les moyens de
communication se réduisaient, par terre, à de rares voies frayées sous la
roue des chariots; par mer, à une seule ligne de paquebots, qui faisaient
les escales de la côte.
Et cependant, depuis l'année 1769, un embryon de ville existait à
quelques milles dans l'intérieur, au nord de la baie de San-Diégo. Aussi

la ville actuelle peut-elle réclamer dans l'histoire du pays l'honneur
d'avoir été le plus ancien établissement de la contrée californienne.
Lorsque le nouveau continent, rattaché à la vieille Europe par de
simples liens coloniaux que le Royaume-Uni s'opiniâtrait à tenir trop
serrés, eut donné une violente secousse, ces liens se rompirent. L'union
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