Mistress Branican | Page 6

Jules Verne
cette époque Dolly[1] avait vingt et un ans. Elle était d'origine
américaine. Mais, sans remonter trop haut l'échelle de ses ancêtres, on
eût rencontré la génération qui la reliait à la race espagnole ou plutôt
mexicaine, de laquelle sortent les principales familles de ce pays. Sa
mère, en effet, était née à San-Diégo, et San-Diégo était déjà fondée à
l'époque où la basse Californie appartenait encore au Mexique. La vaste
baie, découverte il y a environ trois siècles et demi par le navigateur
espagnol Juan Rodriguez Cabrillo, d'abord nommée San-Miguel, prit
son nouveau nom en 1602. Puis, en 1846, cette province changea le
pavillon aux trois couleurs pour les barres et les étoiles de la
Confédération, et c'est à titre définitif qu'elle compte depuis cette
époque parmi les États-Unis d'Amérique.
Une taille moyenne, une figure animée du feu de deux grands yeux
profonds et noirs, un teint chaud, une chevelure abondante d'un brun
très foncé, la main et le pied un peu plus forts qu'on ne les observe
habituellement dans le type espagnol, une démarche assurée mais

gracieuse, une physionomie qui dénotait l'énergie du caractère et aussi
la bonté de l'âme, telle était Mrs. Branican. Il est de ces femmes qu'on
ne saurait voir d'un regard indifférent, et, avant son mariage, Dolly
passait, à juste titre, pour l'une des jeunes filles de San-Diégo -- où la
beauté n'est point rare -- qui méritait le plus d'attirer l'attention. On la
sentait sérieuse, réfléchie, d'un grand sens, d'un esprit éclairé, qualités
morales que très certainement le mariage ne pourrait que développer en
elle.
Oui! en n'importe quelles circonstances, si graves qu'elles pussent être,
Dolly, devenue Mrs. Branican, saurait faire son devoir. Ayant regardé
franchement l'existence, et non à travers un prisme trompeur, elle
possédait une âme haute, une volonté forte. L'amour que lui inspirait
son mari la rendrait plus résolue à l'accomplissement de sa tâche. Le
cas échéant -- ce n'est point une phrase banale quand on l'applique à
Mrs. Branican -- elle donnerait sa vie pour John, comme John donnerait
sa vie pour elle, comme tous deux la donneraient pour cet enfant. Ils
adoraient ce bébé, qui venait de balbutier le mot de «papa», à l'instant
où le jeune capitaine allait se séparer de sa mère et de lui. La
ressemblance du petit Wat avec son père était déjà frappante -- par les
traits du moins, car il avait la chaude coloration du teint de Dolly.
Vigoureusement constitué, il n'avait rien à craindre des maladies de
l'enfance. D'ailleurs, il serait entouré de tant de soins!... Ah! que de
rêves d'avenir, l'imagination paternelle et maternelle avait déjà conçus
pour ce petit être, chez qui la vie commençait à peine à s'ébaucher!
Certes, Mrs. Branican eût été la plus heureuse des femmes, si la
situation de John lui avait permis d'abandonner ce métier de marin,
dont le moindre des inconvénients était encore de les tenir éloignés l'un
de l'autre. Mais, au moment où le commandement du Franklin venait
de lui être attribué, comment aurait-elle eu la pensée de le retenir? Et
puis, ne fallait-il pas songer aux nécessités du ménage, pourvoir aux
besoins d'une famille qui ne se résumerait peut-être pas tout entière
dans cet unique enfant? C'était à peine le nécessaire que la dot de Dolly
assurait à sa maison. Évidemment John Branican devait compter sur la
fortune que l'oncle laisserait à sa nièce, et il eût fallu un concours
d'invraisemblables circonstances pour que cette fortune lui échappât,

puisque M. Edward Starter, presque sexagénaire, n'avait pas d'autre
héritière que Dolly. En effet, sa cousine Jane Burker, appartenant à la
branche maternelle de la famille, n'avait aucun degré de parenté avec
l'oncle de Dolly! Celle-ci serait donc riche... mais dix ans, vingt ans, se
passeraient peut-être avant qu'elle ne fût mise en possession de cet
héritage. De là, obligation pour John Branican de travailler en vue du
présent, s'il n'avait pas lieu de s'inquiéter de l'avenir. Aussi, était-il bien
résolu à continuer de naviguer pour le compte de la maison Andrew,
d'autant plus qu'un intérêt lui était accordé dans les opérations spéciales
du Franklin. Or, comme le marin se doublait en lui d'un négociant très
entendu aux choses du commerce, tout donnait à penser qu'il acquerrait
par son travail une certaine aisance en attendant la succession de l'oncle
Starter.
Un mot seulement sur cet Américain -- d'un «américanisme»
absolument original.
Il était frère du père de Dolly et, par conséquent, l'oncle propre de la
jeune fille, qui était devenue Mrs. Branican. C'était ce frère, son aîné de
cinq ou six ans, qui l'avait pour ainsi dire élevé, car tous deux étaient
orphelins. Aussi Starter jeune avait- il toujours conservé pour lui une
vive affection doublée d'une vive reconnaissance. Les circonstances
l'ayant favorisé, il avait suivi la route de la fortune, alors que Starter
aîné s'égarait
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