Micromegas | Page 6

Voltaire
autres habitants de ce globe
avons l'honneur d'exister.
Le nain, qui jugeait quelquefois un peu trop vite, décida d'abord qu'il
n'y avait personne sur la terre. Sa première raison était qu'il n'avait vu
personne. Micromégas lui fit sentir poliment que c'était raisonner assez
mal: car, disait-il, vous ne voyez pas avec vos petits yeux certaines
étoiles de la cinquantième grandeur que j'aperçois très distinctement;
concluez-vous de là que ces étoiles n'existent pas? Mais, dit le nain, j'ai

bien tâté. Mais, répondit l'autre, vous avez mal senti. Mais, dit le nain,
ce globe-ci est si mal construit, cela est si irrégulier et d'une forme qui
me paraît si ridicule! tout semble être ici dans le chaos: voyez-vous ces
petits ruisseaux dont aucun ne va de droit fil, ces étangs qui ne sont ni
ronds, ni carrés, ni ovales, ni sous aucune forme régulière; tous ces
petits grains pointus dont ce globe est hérissé, et qui m'ont écorché les
pieds? ( Il voulait parler des montagnes.) Remarquez-vous encore la
forme de tout le globe, comme il est plat aux pôles, comme il tourne
autour du soleil d'une manière gauche, de façon que les climats des
pôles sont nécessairement incultes? En vérité, ce qui fait que je pense
qu'il n'y a ici personne, c'est qu'il me paraît que des gens de bon sens ne
voudraient pas y demeurer. Eh bien! dit Micromégas, ce ne sont
peut-être pas non plus des gens de bon sens qui l'habitent. Mais enfin il
y a quelque apparence que ceci n'est pas fait pour rien. Tout vous paraît
irrégulier ici, dites-vous, parceque tout est tiré au cordeau dans Saturne
et dans Jupiter. Eh! c'est peut-être pour[1] cette raison-là même qu'il y a
ici un peu de confusion. Ne vous ai-je pas dit que dans mes voyages
j'avais toujours remarqué de la variété? Le Saturnien répliqua à toutes
ces raisons. La dispute n'eût jamais fini, si par bonheur Micromégas, en
s'échauffant à parler, n'eût cassé le fil de son collier de diamants. Les
diamants tombèrent; c'étaient de jolis petits carats assez inégaux, dont
les plus gros pesaient quatre cents livres, et les plus petits cinquante. Le
nain en ramassa quelques uns; il s'aperçut, en les approchant de ses
yeux, que ces diamants, de la façon dont ils étaient taillés, étaient
d'excellents microscopes. Il prit donc un petit microscope de cent
soixante pieds de diamètre, qu'il appliqua à sa prunelle; et Micromégas
en choisit un de deux mille cinq cents pieds. Ils étaient excellents; mais
d'abord on ne vit rien par leur secours, il fallait s'ajuster. Enfin
l'habitant de Saturne vit quelque chose d'imperceptible qui remuait
entre deux eaux dans la mer Baltique: c'était une baleine. Il la prit avec
le petit doigt fort adroitement; et la mettant sur l'ongle de son pouce, il
la fit voir au Sirien, qui se mit à rire pour la seconde fois de l'excès de
petitesse dont étaient les habitants de notre globe. Le Saturnien,
convaincu que notre monde est habité, s'imagina bien vite qu'il ne l'était
que par des baleines; et comme il était grand raisonneur, il voulut
deviner d'où un si petit atome tirait son origine, son mouvement, s'il
avait des idées, une volonté, une liberté. Micromégas y fut fort

embarrassé; il examina l'animal fort patiemment, et le résultat de
l'examen fut qu'il n'y avait pas moyen de croire qu'une âme fût logée là.
Les deux voyageurs inclinaient donc à penser qu'il n'y a point d'esprit
dans notre habitation, lorsqu'à l'aide du microscope ils aperçurent
quelque chose d'aussi gros qu'une baleine qui flottait sur la mer
Baltique. On sait que dans ce temps-là même une volée de philosophes
revenait du cercle polaire, sous lequel ils avaient été faire des
observations, dont personne ne s'était avisé jusqu'alors. Les gazettes
dirent que leur vaisseau échoua aux côtes de Bothnie, et qu'ils eurent
bien de la peine à se sauver: mais on ne sait jamais dans ce monde le
dessous des cartes. Je vais raconter ingénument comme la chose se
passa, sans y rien mettre du mien; ce qui n'est pas un petit effort pour
un historien.
[1] Toutes les éditions qui ont précédé celles de Kehl, portent: par. B.

CHAPITRE V.
Expériences et raisonnements des deux voyageurs.
Micromégas étendit la main tout doucement vers l'endroit où l'objet
paraissait, et avançant deux doigts, et les retirant par la crainte de se
tromper, puis les ouvrant et les serrant, il saisit fort adroitement le
vaisseau qui portait ces messieurs, et le mit encore sur son ongle, sans
le trop presser, de peur de l'écraser. Voici un animal bien différent du
premier, dit le nain de Saturne; le Sirien mit le prétendu animal dans le
creux de sa main. Les passagers et les gens de l'équipage, qui s'étaient
crus enlevés par un ouragan, et qui se croyaient sur
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 13
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.