Micromegas | Page 5

Voltaire

avec un géant d'un autre monde; va, tu n'es qu'un curieux, tu n'as jamais
eu d'amour: si tu étais un vrai Saturnien, tu serais fidèle. Où vas-tu
courir? que veux-tu? nos cinq lunes sont moins errantes que toi, notre
anneau est moins changeant. Voilà qui est fait, je n'aimerai jamais plus
personne. Le philosophe l'embrassa, pleura avec elle, tout philosophe
qu'il était; et la dame, après s'être pâmée, alla se consoler avec un
petit-maître du pays.
[1] L'édition de 1773 est la première qui porte cent; toutes les éditions
précédentes portent: deux cents. B.
Cependant nos deux curieux partirent; ils sautèrent d'abord sur l'anneau,
qu'ils trouvèrent assez plat, comme l'a fort bien deviné un illustre

habitant de notre petit globe[2]; de là ils allèrent aisément de lune en
lune. Une comète passait tout auprès de la dernière; ils s'élancèrent sur
elle avec leurs domestiques et leurs instruments. Quand ils eurent fait
environ cent cinquante millions de lieues, ils rencontrèrent les satellites
de Jupiter. Ils passèrent dans Jupiter même, et y restèrent une année,
pendant laquelle ils apprirent de fort beaux secrets qui seraient
actuellement sous presse sans messieurs les inquisiteurs, qui ont trouvé
quelques propositions un peu dures. Mais j'en ai lu le manuscrit dans la
bibliothèque de l'illustre archevêque de...., qui m'a laissé voir ses livres
avec cette générosité et cette bonté qu'on ne saurait assez louer. Aussi
je lui promets un long article dans la première édition qu'on fera de
Moréri, et je n'oublierai pas surtout messieurs ses enfants, qui donnent
une si grande espérance de perpétuer la race de leur illustre père.
[2] Huygens. Voyez. tome XXVI, page 398. B.
Mais revenons à nos voyageurs. En sortant de Jupiter, ils traversèrent
un espace d'environ cent millions de lieues, et ils côtoyèrent la planète
de Mars, qui, comme on sait, est cinq fois plus petite que notre petit
globe; ils virent deux lunes qui servent à cette planète, et qui ont
échappé aux regards de nos astronomes. Je sais bien que le père Castel
écrira, et même assez plaisamment, contre l'existence de ces deux lunes;
mais je m'en rapporte à ceux qui raisonnent par analogie. Ces bons
philosophes-là savent combien il serait difficile que Mars, qui est si
loin du soleil, se passât à moins de deux lunes. Quoi qu'il en soit, nos
gens trouvèrent cela si petit, qu'ils craignirent de n'y pas trouver de quoi
coucher, et ils passèrent leur chemin comme deux voyageurs qui
dédaignent un mauvais cabaret de village, et poussent jusqu'à la ville
voisine. Mais le Sirien et son compagnon se repentirent bientôt. Ils
allèrent long-temps, et ne trouvèrent rien. Enfin ils aperçurent une
petite lueur, c'était la terre; cela fit pitié à des gens qui venaient de
Jupiter. Cependant, de peur de se repentir une seconde fois, ils
résolurent de débarquer. Ils passèrent sur la queue de la comète, et,
trouvant une aurore boréale toute prête, ils se mirent dedans, et
arrivèrent à terre sur le bord septentrional de la mer Baltique, le cinq
juillet mil sept cent trente-sept, nouveau style.

CHAPTTRE IV.
Ce qui leur arrive sur le globe de la terre.
Après s'être reposés quelque temps, ils mangèrent à leur déjeuner deux
montagnes, que leurs gens leur apprêtèrent assez proprement. Ensuite
ils voulurent reconnaître le petit pays où ils étaient. Ils allèrent d'abord
du nord au sud. Les pas ordinaires du Sirien et de ses gens étaient
d'environ trente mille pieds de roi; le nain de Saturne, dont la taille
n'était que de mille toises, suivait de loin en haletant; or il fallait qu'il fît
environ douze pas, quand l'autre fesait une enjambée: figurez-vous ( s'il
est permis de faire de telles comparaisons) un très petit chien de
manchon qui suivrait un capitaine des gardes du roi de Prusse.
Comme ces étrangers-là vont assez vite, ils eurent fait le tour du globe
en trente-six heures; le soleil, à la vérité, ou plutôt la terre, fait un pareil
voyage en une journée; mais il faut songer qu'on va bien plus à son aise
quand on tourne sur son axe que quand on marche sur ses pieds. Les
voilà donc revenus d'où ils étaient partis, après avoir vu cette mare,
presque imperceptible pour eux, qu'on nomme la Méditerranée, et cet
autre petit étang qui, sous le nom du grand Océan, entoure la taupinière.
Le nain n'en avait eu jamais qu'à mi-jambe, et à peine l'autre avait-il
mouillé son talon. Ils firent tout ce qu'ils purent en allant et en revenant
dessus et dessous pour tâcher d'apercevoir si ce globe était habité ou
non. Ils se baissèrent, ils se couchèrent, ils tâtèrent partout; mais leurs
yeux et leurs mains n'étant point proportionnés aux petits êtres qui
rampent ici, ils ne reçurent pas la moindre sensation qui pût leur faire
soupçonner que nous et nos confrères les
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