Micromegas | Page 4

Voltaire
de fort supérieurs: mais je n'en ai vu aucuns qui n'aient
plus de désirs que de vrais besoins, et plus de besoins que de
satisfaction. J'arriverai peut-être un jour au pays où il ne manque rien;
mais jusqu'à présent personne ne m'a donné de nouvelles positives de
ce pays-là. Le Saturnien et le Sirien s'épuisèrent alors en conjectures;
mais, après beaucoup de raisonnements fort ingénieux et fort incertains,
il en fallut revenir aux faits. Combien de temps vivez-vous? dit le
Sirien. Ah! bien peu, répliqua le petit homme de Saturne. C'est tout
comme chez nous, dit le Sirien: nous nous plaignons toujours du peu. Il
faut que ce soit une loi universelle de la nature. Hélas! nous ne vivons,
dit le Saturnien, que cinq cents grandes révolutions du soleil. (Cela

revient à quinze mille ans ou environ, à compter à notre manière.) Vous
voyez bien que c'est mourir presque au moment que l'on est né; notre
existence est un point, notre durée un instant, notre globe un atome. A
peine a-t-on commencé à s'instruire un peu que la mort arrive avant
qu'on ait de l'expérience. Pour moi, je n'ose faire aucuns projets; je me
trouve comme une goutte d'eau dans un océan immense. Je suis
honteux, surtout devant vous, de la figure ridicule que je fais dans ce
monde. Micromégas lui repartit: Si vous n'étiez pas philosophe, je
craindrais de vous affliger en vous apprenant que notre vie est sept
cents fois plus longue que la vôtre; mais vous savez trop bien que
quand il faut rendre son corps aux éléments, et ranimer la nature sous
une autre forme, ce qui s'appelle mourir; quand ce moment de
métamorphose est venu, avoir vécu une éternité, ou avoir vécu un jour,
c'est précisément la même chose. J'ai été dans des pays où l'on vit mille
fois plus long-temps que chez moi, et j'ai trouvé qu'on y murmurait
encore. Mais il y a partout des gens de bon sens qui savent prendre leur
parti et remercier l'Auteur de la nature. Il a répandu sur cet univers une
profusion de variétés avec une espèce d'uniformité admirable. Par
exemple tous les êtres pensants sont différents, et tous se ressemblent
au fond par le don de la pensée et des désirs. La matière est partout
étendue; mais elle a dans chaque globe des propriétés diverses.
Combien comptez-vous de ces propriétés diverses dans votre matière?
Si vous parlez de ces propriétés, dit le Saturnien, sans lesquelles nous
croyons que ce globe ne pourrait subsister tel qu'il est, nous en
comptons trois cents, comme l'étendue, l'impénétrabilité, la mobilité, la
gravitation, la divisibilité, et le reste. Apparemment, répliqua le
voyageur, que ce petit nombre suffit aux vues que le Créateur avait sur
votre petite habitation. J'admire en tout sa sagesse; je vois partout des
différences, mais aussi partout des proportions. Votre globe est petit,
vos habitants le sont aussi; vous avez peu de sensations; votre matière a
peu de propriétés; tout cela est l'ouvrage de la Providence. De quelle
couleur est votre soleil bien examiné? D'un blanc fort jaunâtre, dit le
Saturnien; et quand nous divisons un de ses rayons, nous trouvons qu'il
contient sept couleurs. Notre soleil tire sur le rouge, dit le Sirien, et
nous avons trente-neuf couleurs primitives. Il n'y a pas un soleil, parmi
tous ceux dont j'ai approché, qui se ressemble, comme chez vous il n'y
a pas un visage qui ne soit différent de tous les autres.

Après plusieurs questions de cette nature, il s'informa combien de
substances essentiellement différentes on comptait dans Saturne. Il
apprit qu'on n'en comptait qu'une trentaine, comme Dieu, l'espace, la
matière, les êtres étendus qui sentent, les êtres étendus qui sentent et
qui pensent, les êtres pensants qui n'ont point d'étendue; ceux qui se
pénètrent, ceux qui ne se pénètrent pas, et le reste. Le Sirien, chez qui
on en comptait trois cents et qui en avait découvert trois mille autres
dans ses voyages, étonna prodigieusement le philosophe de Saturne.
Enfin, après s'être communiqué l'un à l'autre un peu de ce qu'ils
savaient et beaucoup de ce qu'ils ne savaient pas, après avoir raisonné
pendant une révolution du soleil, ils résolurent de faire ensemble un
petit voyage philosophique.
CHAPITRE III.
Voyage des deux habitants de Sirius et de Saturne.
Nos deux philosophes étaient prêts à s'embarquer dans l'atmosphère de
Saturne avec une fort jolie provision d'instruments de mathématiques,
lorsque la maîtresse du Saturnien, qui en eut des nouvelles, vint en
larmes faire ses remontrances. C'était une jolie petite brune qui n'avait
que six cent soixante toises, mais qui réparait par bien des agréments la
petitesse de sa taille. Ah! cruel! s'écria-t-elle, après t'avoir résisté
quinze cents ans, lorsque enfin je commençais à me rendre, quand j'ai à
peine passé cent[1] ans entre tes bras, tu me quittes pour aller voyager
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