Michel Strogoff: Moscou-Irkutsk | Page 4

Jules Verne
des intérêts politiques ou sociaux étaient en
jeu. En un mot, ils faisaient ce qu'on appelle depuis quelques années «le grand reportage
politique et militaire».
Seulement, on verra, en les suivant de près, qu'ils avaient la plupart du temps une
singulière façon d'envisager les faits et surtout leurs conséquences, ayant chacun «leur
manière à eux» de voir et d'apprécier. Mais enfin, comme ils y allaient bon jeu bon argent,
et ne s'épargnaient en aucune occasion, on aurait eu mauvaise grâce à les en blâmer.
Le correspondant français se nommait Alcide Jolivet. Harry Blount était le nom du
correspondant anglais. Ils venaient de se rencontrer pour la première fois à cette fête du
Palais-Neuf, dont ils avaient été chargés de rendre compte dans leur journal. La
discordance de leur caractère, jointe à une certaine jalousie de métier, devait les rendre
assez peu sympathiques l'un à l'autre. Cependant, ils ne s'évitèrent pas et cherchèrent
plutôt à se pressentir réciproquement sur les nouvelles du jour. C'étaient deux chasseurs,
après tout, chassant sur le même territoire, dans les mêmes réserves. Ce que l'un manquait
pouvait être avantageusement tiré par l'autre, et leur intérêt même voulait qu'ils fussent à
portée de se voir et de s'entendre.
Ce soir-là, ils étaient donc tous les deux à l'affût. Il y avait, en effet, quelque chose dans
l'air.
«Quand ce ne serait qu'un passage de canards, se disait Alcide Jolivet, ça vaut son coup
de fusil!»
Les deux correspondants furent donc amenés à causer l'un avec l'autre pendant le bal,
quelques instants après la sortie du général Kissoff, et ils le firent en se tâtant un peu.
«Vraiment, monsieur, cette petite fête est charmante! dit d'un air aimable Alcide Jolivet,
qui crut devoir entrer en conversation par cette phrase éminemment française.
--J'ai déjà télégraphié: splendide! répondit froidement Harry Blount, en employant ce mot,
spécialement consacré pour exprimer l'admiration quelconque d'un citoyen du
Royaume-Uni.
--Cependant, ajouta Alcide Jolivet, j'ai cru devoir marquer en même temps à ma
cousine....
--Votre cousine?... répéta Harry Blount d'un ton surpris, en interrompant son confrère.
--Oui,... reprit Alcide Jolivet, ma cousine Madeleine... C'est avec elle que je corresponds!
Elle aime à être informée vite et bien, ma cousine!.. J'ai donc cru devoir lui marquer que,
pendant cette fête, une sorte de nuage avait semblé obscurcir le front du souverain.
--Pour moi, il m'a paru rayonnant, répondit Harry Blount, qui voulait peut-être dissimuler
sa pensée à ce sujet.

--Et, naturellement, vous l'avez fait «rayonner» dans les colonnes du Daily-Telegraph.
--Précisément.
--Vous rappelez-vous, monsieur Blount, dit Alcide Jolivet, ce qui s'est passé à Zakret en
1812?
--Je me le rappelle comme si j'y avais été, monsieur, répondit le correspondant anglais.
--Alors, reprit Alcide Jolivet, vous savez qu'au milieu d'une fête donnée en son honneur,
on annonça à l'empereur Alexandre que Napoléon venait de passer le Niémen avec
l'avant-garde française. Cependant, l'empereur ne quitta pas la fête, et, malgré l'extrême
gravité d'une nouvelle qui pouvait lui coûter l'empire, il ne laissa pas percer plus
d'inquiétude....
--Que ne vient d'en montrer notre hôte, lorsque le général Kissoff lui a appris que les fils
télégraphiques venaient d'être coupés entre la frontière et le gouvernement d'Irkoutsk.
--Ah! vous connaissez ce détail?
--Je le connais.
--Quant à moi, il me serait difficile de l'ignorer, puisque mon dernier télégramme est allé
jusqu'à Oudinsk, fit observer Alcide Jolivet avec une certaine satisfaction.
--Et le mien jusqu'à Krasnoiarsk seulement, répondit Harry Blount d'un ton non moins
satisfait.
--Alors vous savez aussi que des ordres ont été envoyés aux troupes de Nikolaevsk?
--Oui, monsieur, en même temps qu'on télégraphiait aux Cosaques du gouvernement de
Tobolsk de se concentrer.
--Rien n'est plus vrai, monsieur Blount, ces mesures m'étaient également connues, et
croyez bien que mon aimable cousine en saura dès demain quelque chose!
--Exactement comme le sauront, eux aussi, les lecteurs du Daily-Telegraph, monsieur
Jolivet.
--Voila! Quand on voit tout ce qui se passe!...
--Et quand on écoute tout ce qui se dit!...
--Une intéressante campagne à suivre, monsieur Blount.
--Je la suivrai, monsieur Jolivet.
--Alors, il est possible que nous nous retrouvions sur un terrain moins sûr peut-être que le
parquet de ce salon!

--Moins sûr, oui, mais....
--Mais aussi moins glissant!» répondit Alcide Jolivet, qui retint son collègue, au moment
où celui-ci allait perdre l'équilibre en se reculant.
Et, là-dessus, les deux correspondants se séparèrent, assez contents, en somme, de savoir
que l'un n'avait pas distancé l'autre. En effet, ils étaient à deux de jeu.
En ce moment, les portes des salles contiguës au grand salon furent ouvertes. La se
dressaient plusieurs vastes tables merveilleusement servies et chargées à profusion de
porcelaines précieuses et de vaisselle d'or. Sur la table centrale, réservée aux princes, aux
princesses et aux membres du corps diplomatique, étincelait un surtout d'un prix
inestimable, venu des fabriques de Londres, et autour de
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