ce chef-d'oeuvre d'orfèvrerie
miroitaient, sous le feu des lustres, les mille pièces du plus admirable service qui fût
jamais sorti des manufactures de Sèvres.
Les invités du Palais-Neuf commencèrent alors à se diriger vers les salles du souper.
A cet instant, le général Kissoff, qui venait de rentrer, s'approcha rapidement de l'officier
des chasseurs de la garde.
«Eh bien? lui demanda vivement celui-ci, ainsi qu'il avait fait la première fois.
--Les télégrammes ne passent plus Tomsk, sire.
--Un courrier à l'instant!»
L'officier quitta le grand salon et entra dans une vaste pièce y attenant. C'était un cabinet
de travail, très-simplement meublé en vieux chêne, et situé à l'angle du Palais-Neuf.
Quelques tableaux, entre autres plusieurs toiles signées d'Horace Vernet, étaient
suspendus au mur.
L'officier ouvrit vivement la fenêtre, comme si l'oxygène eût manqué à ses poumons, et il
vint respirer, sur un large balcon, cet air pur que distillait une belle nuit de juillet.
Sous ses yeux, baignée par les rayons lunaires, s'arrondissait une enceinte fortifiée, dans
laquelle s'élevaient deux cathédrales, trois palais et un arsenal. Autour de cette enceinte
se dessinaient trois villes distinctes, Kitaï-Gorod, Beloï-Gorod, Zemlianoï-Gorod,
immenses quartiers européens, tartares ou chinois, que dominaient les tours, les clochers,
les minarets, les coupoles de trois cents églises, aux dômes verts, surmontés de croix
d'argent. Une petite rivière, au cours sinueux, réverbérait ça et la les rayons de la lune.
Tout cet ensemble formait une curieuse mosaïque de maisons diversement colorées, qui
s'enchâssait dans un vaste cadre de dix lieues.
Cette rivière, c'était la Moskowa, cette ville, c'était Moscou, cette enceinte fortifiée,
c'était le Kremlin, et l'officier des chasseurs de la garde, qui, les bras croisés, le front
songeur, écoutait vaguement le bruit jeté par le Palais-Neuf sur la vieille cité moscovite,
c'était le czar.
CHAPITRE II
RUSSES ET TARTARES
Si le czar avait si inopinément quitté les salons du Palais-Neuf, au moment où la fête qu'il
donnait aux autorités civiles et militaires et aux principaux notables de Moscou était dans
tout son éclat, c'est que de graves événements s'accomplissaient alors au delà des
frontières de l'Oural. On ne pouvait plus en douter, une redoutable invasion menaçait de
soustraire à l'autonomie russe les provinces sibériennes.
La Russie asiatique ou Sibérie couvre une aire superficielle de cinq cent soixante mille
lieues et compte environ deux millions d'habitants. Elle s'étend depuis les monts Ourals,
qui la séparent de la Russie d'Europe, jusqu'au littoral de l'océan Pacifique. Au sud, c'est
le Turkestan et l'empire chinois qui la délimitent suivant une frontière assez indéterminée;
au nord, c'est l'océan Glacial depuis la mer de Kara jusqu'au détroit de Behring. Elle est
divisée en gouvernements ou provinces, qui sont ceux de Tobolsk, d'Yeniseisk, d'Irkoutsk,
d'Omsk, de Iakoutsk; elle comprend deux districts, ceux d'Okhotsk et de Kamtschatka, et
possède deux pays, maintenant soumis à la domination moscovite, le pays des Kirghis et
le pays des Tchouktches.
Cette immense étendue de steppes, qui renferme plus de cent dix degrés de l'ouest à l'est,
est à la fois une terre de déportation pour les criminels, une terre d'exil pour ceux qu'un
ukase a frappés d'expulsion.
Deux gouverneurs généraux représentent l'autorité suprême des czars en ce vaste pays.
L'un réside à Irkoutsk, capitale de la Sibérie orientale; l'autre réside à Tobolsk, capitale de
la Sibérie occidentale. La rivière Tchouna; un affluent du fleuve Yeniseï, sépare les deux
Sibéries.
Aucun chemin de fer ne sillonne encore ces immenses plaines, dont quelques-unes sont
véritablement d'une extrême fertilité. Aucune voie ferrée ne dessert les mines précieuses
qui font, sur de vastes étendues, le sol sibérien plus riche au-dessous qu'au-dessus de sa
surface. On y voyage en tarentass ou en télègue, l'été; en traîneau, l'hiver.
Une seule communication, mais une communication électrique, joint les deux frontières
ouest et est de la Sibérie au moyen d'un fil qui mesure plus de huit mille verstes de long
(8,536 kilomètres). [La verste vaut 1067 mètres, c'est-à-dire un peu plus d'un kilomètre.]
A sa sortie de l'Oural, il passe par Ekaterinbourg, Kassimow, Tioumen, Ichim, Omsk,
Elamsk, Kolyvan, Tomsk, Krasnoiarsk, Nijni-Oudinsk, Irkoutsk, Verkne-Nertschink,
Strelink, Albazine, Blagowstenks, Radde, Orlomskaya, Alexandrowskoë, Nikolaevsk, et
prend six roubles et dix-neuf kopeks par chaque mot lancé à son extrême limite. [Environ
27 francs. Le rouble (argent) vaut 3 francs 75 centimes. Le kopek (cuivre) vaut 4
centimes.] D'Irkoutsk un embranchement va se souder à Kiakhta sur la frontière mongole,
et de là, à trente kopeks par mot, la poste transporte les dépêches à Péking en quatorze
jours.
C'est ce fil, tendu d'Ekaterinbourg à Nikolaevsk, qui avait été coupé, d'abord en avant de
Tomsk, et, quelques heures plus tard, entre Tomsk et Kolyvan.
C'est pourquoi le czar, après la communication que venait de lui faire pour la seconde
fois le général Kissoff, n'avait-il répondu que par ces seuls mots: «Un courrier à
l'instant!»
Le czar était, depuis
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