Michel Strogoff: Moscou-Irkutsk | Page 3

Jules Verne
pas
aussi ignoré que l'officier des chasseurs de la garde et le général Kissoff pouvaient le
croire. On n'en parlait pas officiellement, il est vrai, ni même officieusement, puisque les
langues n'étaient pas déliées «par ordre», mais quelques hauts personnages avaient été
informés plus ou moins exactement des événements qui s'accomplissaient au delà de la
frontière. En tout cas, ce qu'ils ne savaient peut-être qu'à peu près, ce dont ils ne
s'entretenaient pas, même entre membres du corps diplomatique, deux invités qu'aucun
uniforme, aucune décoration ne signalait à cette réception du Palais-Neuf, en causaient à
voix basse et paraissaient avoir reçu des informations assez précises.
Comment, par quelle voie, grâce à quel entregent, ces deux simples mortels savaient-ils
ce que tant d'autres personnages, et des plus considérables, soupçonnaient à peine? on
n'eût pu le dire. Était-ce chez eux don de prescience ou de prévision? Possédaient-ils un
sens supplémentaire, qui leur permettait de voir au delà de cet horizon limité auquel est
borné tout regard humain? Avaient-ils un flair particulier pour dépister les nouvelles les
plus secrètes? Grâce à cette habitude, devenue chez eux une seconde nature, de vivre de
l'information et par l'information, leur nature s'était-elle donc transformée? on eût été
tenté de l'admettre.
De ces deux hommes, l'un était Anglais, l'autre Français, tous deux grands et
maigres,--celui-ci brun comme les méridionaux de la Provence,--celui-là roux comme un
gentleman du Lancashire. L'Anglo-Normand, compassé, froid, flegmatique, économe de
mouvements et de paroles, semblait ne parler ou gesticuler que sous la détente d'un
ressort qui opérait à intervalles réguliers. Au contraire, le Gallo-Romain, vif, pétulant,

s'exprimait tout à la fois des lèvres, des yeux, des mains, ayant vingt manières de rendre
sa pensée, lorsque son interlocuteur paraissait n'en avoir qu'une seule, immuablement
stéréotypée dans son cerveau.
Ces dissemblances physiques eussent facilement frappé le moins observateur des
hommes; mais un physionomiste, en regardant d'un peu près ces deux étrangers, aurait
nettement déterminé le contraste physiologique qui les caractérisait, en disant que si le
Français était «tout yeux», l'Anglais était «tout oreilles».
En effet, l'appareil optique de l'un avait été singulièrement perfectionné par l'usage. La
sensibilité de sa rétine devait être aussi instantanée que celle de ces prestidigitateurs, qui
reconnaissent une carte rien que dans un mouvement rapide de coupe, ou seulement à la
disposition d'un tarot inaperçu de tout autre. Ce Français possédait donc au plus haut
degré ce que l'on appelle «la mémoire de l'oeil».
L'Anglais, au contraire, paraissait spécialement organisé pour écouter et pour entendre.
Lorsque son appareil auditif avait été frappé du son d'une voix, il ne pouvait plus l'oublier,
et dans dix ans, dans vingt ans, il l'eût reconnu entre mille. Ses oreilles n'avaient
certainement pas la possibilité de se mouvoir comme celles des animaux qui sont pourvus
de grands pavillons auditifs; mais, puisque les savants ont constaté que les oreilles
humaines ne sont «qu'à peu près» immobiles, on aurait eu le droit d'affirmer que celles du
susdit Anglais, se dressant, se tordant, s'obliquant, cherchaient à percevoir les sons d'une
façon quelque peu apparente pour le naturaliste.
Il convient de faire observer que cette perfection de la vue et de l'ouïe chez ces deux
hommes les servait merveilleusement dans leur métier, car l'Anglais était un
correspondant du Daily-Telegraph, et le Français, un correspondant du.... De quel journal
ou de quels journaux, il ne le disait pas, et lorsqu'on le lui demandait, il répondait
plaisamment qu'il correspondait avec «sa cousine Madeleine». Au fond, ce Français, sous
son apparence légère, était très-perspicace et très-fin. Tout en parlant un peu à tort et à
travers, peut-être pour mieux cacher son désir d'apprendre, il ne se livrait jamais. Sa
loquacité même le servait à se taire, et peut-être était-il plus serré, plus discret que son
confrère du Daily-Telegraph.
Et si tous deux assistaient à cette fête, donnée au Palais-Neuf dans la nuit du 15 au 16
juillet, c'était en qualité de journalistes, et pour la plus grande édification de leurs
lecteurs.
Il va sans dire que ces deux hommes étaient passionnés pour leur mission en ce monde,
qu'ils aimaient à se lancer comme des furets sur la piste des nouvelles les plus inattendues,
que rien ne les effrayait ni ne les rebutait pour réussir, qu'ils possédaient l'imperturbable
sang-froid et la réelle bravoure des gens du métier. Vrais jockeys de ce steeple-chase, de
cette chasse à l'information, ils enjambaient les haies, ils franchissaient les rivières, ils
sautaient les banquettes avec l'ardeur incomparable de ces coureurs pur sang, qui veulent
arriver «bons premiers» ou mourir!
D'ailleurs, leurs journaux ne leur ménageaient pas l'argent,--le plus sûr, le plus rapide, le

plus parfait élément d'information connu jusqu'à ce jour. Il faut ajouter aussi, et à leur
honneur, que ni l'un ni l'autre ne regardaient ni n'écoutaient jamais par-dessus les murs de
la vie privée, et qu'ils n'opéraient que lorsque
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