l'ombre, qui
profilaient çà et là leurs énormes silhouettes. Au-dessous des balcons sculptés, ils
voyaient se promener silencieusement de nombreuses sentinelles, le fusil horizontalement
couché sur l'épaule, et dont le casque pointu s'empanachait d'une aigrette de flamme sous
l'éclat des feux lancés au dehors. Ils entendaient aussi le pas des patrouilles qui marquait
la mesure sur les dalles de pierre, avec plus de justesse peut-être que le pied des danseurs
sur le parquet des salons. De temps en temps, le cri des factionnaires se répétait de poste
en poste, et, parfois, un appel de trompette, se mêlant aux accords de l'orchestre, jetait ses
notes claires au milieu de l'harmonie générale.
Plus bas encore, devant la façade, des masses sombres se détachaient sur les grands cônes
de lumière que projetaient les fenêtres du Palais-Neuf. C'étaient des bateaux qui
descendaient le cours d'une rivière, dont les eaux, piquées par la lueur vacillante de
quelques fanaux, baignaient les premières assises des terrasses.
Le principal personnage du bal, celui qui donnait cette fête, et auquel le général Kissoff
avait attribué une qualification réservée aux souverains, était simplement vêtu d'un
uniforme d'officier des chasseurs de la garde. Ce n'était point affectation de sa part, mais
habitude d'un homme peu sensible aux recherches de l'apparat. Sa tenue contrastait donc
avec les costumes superbes qui se mélangeaient autour de lui, et c'est même ainsi qu'il se
montrait, la plupart du temps, au milieu de son escorte de Géorgiens, de Cosaques, de
Lesghiens, éblouissants escadrons, splendidement revêtus des brillants uniformes du
Caucase.
Ce personnage, haut de taille, l'air affable, la physionomie calme, le front soucieux
cependant, allait d'un groupe à l'autre, mais il parlait peu, et même il ne semblait prêter
qu'une vague attention, soit aux propos joyeux des jeunes invités, soit aux paroles plus
graves des hauts fonctionnaires ou des membres du corps diplomatique qui représentaient
près de lui les principaux États de l'Europe. Deux ou trois de ces perspicaces hommes
politiques--physionomistes par état--avaient bien cru observer sur le visage de leur hôte
quelque symptôme d'inquiétude, dont la cause leur échappait, mais pas un seul ne se fût
permis de l'interroger à ce sujet. En tout cas, l'intention de l'officier des chasseurs de la
garde était, à n'en pas douter, que ses secrètes préoccupations ne troublassent cette fête en
aucune façon, et comme il était un de ces rares souverains auxquels presque tout un
monde s'est habitué à obéir, même en pensée, les plaisirs du bal ne se ralentirent pas un
instant.
Cependant, le général Kissoff attendait que l'officier auquel il venait de communiquer la
dépêche expédiée de Tomsk lui donnât l'ordre de se retirer, mais celui-ci restait
silencieux. Il avait pris le télégramme, il l'avait lu, et son front s'assombrit davantage. Sa
main se porta même involontairement à la garde de son épée et remonta vers ses yeux,
qu'elle voila un instant. On eût dit que l'éclat des lumières le blessait et qu'il recherchait
l'obscurité pour mieux voir en lui-même.
«Ainsi, reprit-il après avoir conduit le général Kissoff dans l'embrasure d'une fenêtre,
depuis hier nous sommes sans communication avec le grand-duc mon frère?
--Sans communication, sire, et il est à craindre que les dépêches ne puissent bientôt plus
passer la frontière sibérienne.
--Mais les troupes des provinces de l'Amour et d'Iakoutsk, ainsi que celles de la
Transbaikalie, ont reçu l'ordre de marcher immédiatement sur Irkoutsk?
--Cet ordre a été donné par le dernier télégramme que nous avons pu faire parvenir au
delà du lac Baïkal.
--Quant aux gouvernements de l'Yeniseisk, d'Omsk, de Sémipalatinsk, de Tobolsk, nous
sommes toujours en communication directe avec eux depuis le début de l'invasion?
--Oui, sire, nos dépêches leur parviennent, et nous avons la certitude, à l'heure qu'il est,
que les Tartares ne se sont pas avancés au delà de l'Irtyche et de l'Obi.
--Et du traître Ivan Ogareff, on n'a aucune nouvelle?
--Aucune, répondit le général Kissoff. Le directeur de la police ne saurait affirmer s'il a
passé ou non la frontière.
--Que son signalement soit immédiatement envoyé à Nijni-Novgorod, à Perm, à
Ékaterinbourg, à Kassimow, à Tioumen, à Ichim, à Omsk, à Élamsk, à Kolyvan, à Tomsk,
à tous les postes télégraphiques avec lesquels le fil correspond encore!
--Les ordres de Votre Majesté vont être exécutés à l'instant, répondit le général Kissoff.
--Silence sur tout ceci!»
Puis, ayant fait un signe de respectueuse adhésion, le général, après s'être incliné, se
confondit d'abord dans la foule, et quitta bientôt les salons, sans que son départ eût été
remarqué.
Quant à l'officier, il resta rêveur pendant quelques instants, et lorsqu'il revint se mêler aux
divers groupes de militaires et d'hommes politiques qui s'étaient formés sur plusieurs
points des salons, son visage avait repris tout le calme dont il s'était un moment départi.
Cependant, le fait grave qui avait motivé ces paroles, rapidement échangées, n'était
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