Micah Clarke - Tome I | Page 6

Arthur Conan Doyle
fines sur le bras de mon père et apaisa par ses
gentillesses et ses caresses le démon endormi qui s'était réveillé en lui.
En une autre occasion que je puis me rappeler--c'était quand j'avais sept
ou huit ans--sa colère éclata d'une façon plus dangereuse dans ses

effets.
Je jouais autour de lui un après-midi de printemps pendant qu'il
travaillait dans la cour de la tannerie, lorsque par la porte ouverte
entrèrent, en se dandinant, deux beaux messieurs aux revers d'habit
dorés, et des cocardes coquettement fixées sur le côté de leurs tricornes.
Ainsi que je l'appris plus tard, c'étaient des officiers de la flotte qui
passaient par Havant, et nous voyant occupés dans la cour, ils étaient
entrés pour nous demander des renseignements sur leur route.
Le plus jeune des deux aborda mon père, et commença l'entretien par
un grand fracas de mots qui étaient pour moi de l'hébreu; mais
maintenant je me souviens que c'était une série de ces jurons qui sont
communs dans la bouche d'un marin.
Et pourtant que des gens qui sont sans cesse exposés à comparaître
devant le Tout-Puissant s'égarassent au point de l'insulter, cela fut
toujours un mystère pour moi!
Mon père, d'un ton rude et sévère, l'invita à parler avec plus de respect
des choses saintes.
Sur quoi les deux hommes lâchèrent la bride à leur langue, et traitèrent
mon père de farceur prédicant, de Jacquot presbytérien à figure de
cafard.
Je ne sais ce qu'ils auraient dit encore, car mon père saisit le gros
couteau dont il se servait pour lisser les cuirs, et s'élançant sur eux, il
l'abattit sur le côté de la tête de l'un deux, avec une telle force que sans
la dureté de son chapeau, l'homme eût été hors d'état de lancer
désormais des jurons.
En tout cas, il tomba comme une bûche sur les pierres de la cour,
pendant que son camarade dégainait vivement sa rapière et portait une
botte dangereuse.
Mais mon père, qui avait autant d'agilité que de vigueur, fit un bond de

côté, et abattant sa massue sur le bras tendu de l'officier, il le brisa
comme il aurait fait d'un tuyau de pipe.
Cette affaire ne fit pas peu de bruit, car elle survint à l'époque ou ces
archi-menteurs, Oates, Bedloe et Carstairs troublaient l'esprit public par
leurs histoires de complot, et où l'on s'attendait à voir des émeutes d'une
façon où de l'autre éclater dans le pays.
Au bout de peu de jours, tout le Hampshire parlait du tanneur séditieux
de Havant qui avait cassé la tête et le bras à deux serviteurs de Sa
Majesté.
Toutefois une enquête démontra qu'il n'y avait rien dans l'affaire qui
ressemblait à de la déloyauté, et les officiers ayant reconnu qu'ils
avaient été les premiers à parler, les juges de paix se bornèrent à punir
mon père d'une amende et à lui faire prendre l'engagement de rester
désormais tranquille pendant une période de six mois.
Je vous conte ces faits pour que vous puissiez vous faire une idée de la
piété farouche et grave dont étaient animés non seulement votre ancêtre,
mais encore la plupart des hommes qui avaient été formés dans les
troupes du Parlement.
Par bien des côtés, ils ressemblaient davantage à ces Sarrasins
fanatiques, qui croient à la conversion par le glaive, qu'aux disciples
d'une croyance chrétienne.
Mais ils ont ce grand mérite d'avoir mené pour la plupart une vie pure
et recommandable, car ils pratiquaient avec rigueur les lois qu'ils
auraient volontiers imposées aux autres à la pointe de l'épée.
Sans doute, il y en eut dans ce grand nombre quelques-uns, pour qui la
piété n'était que le masque de l'ambition, et d'autres qui pratiquaient en
secret ce qu'ils condamnaient en public, mais il n'est point de cause, si
bonne qu'elle soit, qui n'ait des parasites hypocrites de cette sorte.
Ce qui prouve que la grande majorité de ces Saints, ainsi qu'ils se
qualifiaient eux-mêmes, étaient des gens de vie régulière, craignant

Dieu, c'est ce fait qu'après le licenciement de l'armée républicaine, les
vieux soldats s'empressèrent de se remettre au travail dans tout le pays,
et qu'ils laissèrent leur empreinte partout où ils allèrent, grâce à leur
industrie et à leur valeur.
Il existe en Angleterre plus d'une opulente maison de commerce, à
l'heure actuelle, qui peut faire remonter son origine à l'économie et à la
probité d'un simple piquier d'Ireton ou de Cromwell.
Mais pour mieux nous faire comprendre le caractère de votre arrière
grand-père, je vous conterai un incident qui montre combien étaient
ardentes et sincères les émotions auxquelles étaient dues les crises
violentes que j'ai décrites.
À cette époque, j'avais environ douze ans.
Mes frères, Hosea et Ephraïm, en avaient respectivement neuf et sept;
la petite Ruth ne devait pas en avoir plus de quatre.
Le hasard avait amené chez nous
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