Micah Clarke - Tome I | Page 5

Arthur Conan Doyle
personne attachée à l'Église, et moi, Micah Clarke, je fus le
premier gage de leur union.
Mon père, tel que je le trouve dans mes premiers souvenirs, était de
stature haute et droite.
Il avait de larges épaules et une puissante poitrine.
Sa figure était accidentée et rude, avec de gros traits durs, des sourcils
en broussaille et saillants, le nez fort, large, charnu, de grosses lèvres
qui se contractaient et se rentraient quand il était en colère.
Ses yeux gris étaient perçants, de vrais yeux de soldat, et cependant je
les ai vu s'éclairer d'un bon sourire, d'un pétillement joyeux.
Sa voix était terrible et propre à inspirer la crainte à un point que je n'ai
jamais su m'expliquer.
Je n'ai pas de peine à croire ce que j'ai appris, que quand il chantait le
centième Psaume à cheval parmi les bonnets bleus, à Dunbar, sa voix
dominait le son des trompettes, le bruit des coups de feu, comme le
roulement grave d'une vague contre un brisant.
Mais bien qu'il possédât toutes les qualités nécessaires pour devenir un
officier de distinction, il renonça à ses habitudes militaires, en rentrant
dans la vie civile.
Grâce à sa prospérité et à la fortune qu'il avait acquise, il aurait fort
bien pu porter l'épée.
Au lieu de cela, il avait un petit exemplaire de la Bible logé dans sa

ceinture, à l'endroit où les autres suspendent leurs armes.
Il était sobre et mesuré en ses propos, et même au milieu de sa famille,
il lui arrivait rarement de parler des scènes auxquelles il avait pris part,
où des grands personnages tels que Fleetwood et Harrison, Blake et
Ireton, Desborough et Lambert, dont quelques-uns étaient comme lui
simples soldats, lorsque les troubles éclatèrent.
Il était frugal dans sa nourriture, fuyant la boisson, et ne s'accordait
d'autre plaisir que ses trois pipes quotidiennes de tabac d'Oroonoko,
qu'il gardait dans une jarre brune près du grand fauteuil de bois, à
gauche de la cheminée.
Et cependant, malgré toute la réserve qu'il s'imposait, il arrivait parfois
que l'homme de jadis se fit jour en lui, et éclata en un de ses accès que
ses ennemis appelaient du fanatisme, ses amis de la piété, et il faut bien
reconnaître que cette piété-là avait tendance à se manifester sous une
forme farouche et emportée.
Et quand je remonte dans mes souvenirs, deux ou trois incidents y
reparaissent avec un relief si net et si clair que je pourrais les prendre
pour des scènes tout récemment vues au théâtre, alors qu'elles datent de
mon enfance, d'une soixantaine d'années, et de l'époque où régnait
Charles II.
Quand survint le premier incident, j'étais si jeune, que je ne puis me
rappeler ni ce qui le précéda, ni ce qui le suivit immédiatement.
Il se planta dans ma mémoire parmi bien des choses qui en ont disparu
depuis.
Nous étions tous à la maison, par une lourde soirée d'été, quand nous
entendîmes un roulement de timbales, un bruit de fers de chevaux, qui
amenèrent sur le seuil mon père et ma mère.
Elle me portait dans ses bras pour que je puisse mieux voir.
C'était un régiment de cavalerie, qui se rendait de Chichester à

Portsmouth, drapeau au vent, musique jouant, et c'était le plus attrayant
coup d'oeil qu'eussent jamais vu mes yeux d'enfant.
J'étais plein d'étonnement, d'admiration en contemplant les chevaux au
poil lustré, à l'allure vive, les morions d'acier, les chapeaux à plumes
des officiers, les écharpes et les baudriers.
Je ne croyais avoir jamais vu une aussi belle troupe réunie, et dans mon
ravissement je battis des mains, je poussai des cris.
Mon père sourit gravement, et me prit des bras de ma mère:
--Hé! dit-il, mon garçon; tu es un fils de soldat, et tu devrais avoir assez
de jugement pour ne pas louer une cohue pareille. Est-ce que tout
enfant que tu es, tu ne vois pas que leurs armes sont mal fourbies, que
leurs éperons de fer sont rouillés, leurs rangs sans ordre ni cohésion? Et
ils n'ont pas envoyé en avant d'eux d'éclaireurs ainsi que cela doit se
faire, même en temps de paix, et leur arrière-garde a des traînards d'ici
à Bedhampton...
«Oui, reprit-il en brandissant son long bras dans la direction des soldats,
et les interpellant, vous êtes du blé mûr pour la faucille et qui n'attend
plus que les moissonneurs.
Plusieurs d'entre eux tirèrent sur les rênes à cette soudaine explosion.
--Jack, un bon coup sur le crâne tondu de ce coquin, cria l'un d'eux, on
faisant faire demi-tour à son cheval.
Mais il y avait dans la figure de mon père quelque chose qui fit reculer
l'homme, et il rentra dans les rangs sans avoir fait ce qu'il disait.
Le régiment défila à grand fracas sur la route.
Ma mère posa ses mains
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