Mesure pour mesure | Page 4

William Shakespeare
faire ici? Thomas, retirons-nous.
LE BOUFFON.--Voici le seigneur Claudio conduit en prison par le prév?t, et voici madame Juliette.
(Ils sortent.)
SCèNE III
Entrent LE PRéV?T, CLAUDIO, JULIETTE et des OFFICIERS DE JUSTICE, puis LUCIO et les DEUX GENTILSHOMMES.
CLAUDIO, au prév?t.--Ami, pourquoi me donnes-tu ainsi en spectacle au public? Conduis-moi à la prison où je dois être enfermé.
LE PRéV?T.--Je ne le fais pas par mauvaise disposition pour vous, mais sur un ordre spécial du seigneur Angelo.
CLAUDIO.--Ainsi, ce demi-dieu de la terre, l'autorité, peut nous faire payer notre délit au poids[8]: tels sont les décrets du ciel! Elle frappe qui elle veut, épargne qui elle veut; et elle est toujours juste.
[Note 8: Métaphore tirée de l'usage de payer l'argent au poids, méthode plus s?re que celle de la numération des espèces.]
LUCIO.--Quoi donc, Claudio! D'où vient cette contrainte?
CLAUDIO.--De trop de liberté, mon Lucio, de trop de liberté; comme l'intempérance est la mère du je?ne, de même une liberté dont on fait un usage immodéré se change en contrainte. Comme les rats avalent avidement le poison qui les tue, nos penchants poursuivent le mal dont ils sont altérés, et en buvant nous mourons.
LUCIO.--Si je pouvais parler aussi sagement que toi dans les fers, j'enverrais chercher certains de mes créanciers; et cependant j'aime encore mieux être un faquin en liberté, qu'un philosophe en prison. Quel est ton crime, Claudio?
CLAUDIO.--Ce serait le commettre encore que d'en parler.
LUCIO.--Quoi, est-ce un meurtre?
CLAUDIO.--Non.
LUCIO.--Une débauche?
CLAUDIO.--Si tu veux.
LE PRéV?T.--Allons! monsieur, il faut marcher.
CLAUDIO.--Encore un mot, mon ami.--(Il prend Lucio à part.) Lucio, un mot à l'oreille.
LUCIO.--Cent, s'ils peuvent te faire quelque bien.--Est-ce qu'on regarde de si près à la débauche?
CLAUDIO.--Voici ma position. D'après un contrat sérieux, j'ai acquis la possession du lit de Juliette. Vous la connaissez; elle est parfaitement ma femme, si ce n'est qu'il nous manque de l'avoir déclaré par les cérémonies extérieures. Nous n'en sommes point venus là, uniquement dans la vue de conserver une dot, qui reste dans le coffre de ses parents, auxquels nous avons cru devoir cacher notre amour, jusqu'à ce que le temps les réconcilie avec nous. Mais le malheur veut que le secret de notre union mutuelle se lise en caractères trop visibles sur la personne de Juliette.
LUCIO.--Un enfant, peut-être?
CLAUDIO.--Hélas! oui, malheureusement; et le nouveau ministre qui remplace le duc... je ne sais si c'est la faute et l'éclat de la nouveauté, ou si le corps de l'état ressemble à un cheval monté par le gouverneur, qui, nouvellement en selle, et pour lui faire sentir son empire, lui fait sentir tout d'abord l'éperon; ou si la tyrannie est attachée à la dignité, ou bien à l'homme qui l'exerce... Je m'y perds... Mais ce nouveau gouverneur vient de réveiller toutes les vieilles lois pénales qui étaient restées suspendues à la muraille comme une armure rouillée, depuis si longtemps que le zodiaque avait dix-neuf fois fait son tour, sans qu'aucune d'elles e?t été mise en exécution; et aujourd'hui, pour se faire un nom, il vient appliquer contre moi ces décrets assoupis et si longtemps négligés: s?rement c'est pour faire parler de lui.
LUCIO.--Je garantirais que oui; et ta tête tient si peu sur tes épaules, qu'une laitière amoureuse pourrait la faire tomber d'un soupir. Envoie après le duc, et appelles-en à lui.
CLAUDIO--Je l'ai déjà fait; mais on ne peut le trouver.--Je t'en conjure, Lucio, rends-moi un service: aujourd'hui ma soeur doit entrer au couvent, et y commencer son noviciat. Fais-lui conna?tre le danger de ma position; implore-la en mon nom; prie-la d'employer des amis auprès du rigide ministre; dis-lui d'aller elle-même sonder son coeur. Je fonde là-dessus de grandes espérances; car il est à son age un langage muet et touchant qui est fait pour émouvoir les hommes: en outre, elle a un talent heureux quand elle veut employer les raisonnements et la parole, et elle sait persuader.
LUCIO.--Je prie le ciel qu'elle y réussisse, autant pour le salut des autres coupables de ton espèce qui, sans cela, auraient à subir des peines rigoureuses, que pour te conserver la vie, que je serais bien faché que tu perdisses si follement à un jeu de tic tac. Je vais la trouver.
CLAUDIO.--Je te remercie, bon ami Lucio.
LUCIO.--D'ici à deux heures...
CLAUDIO.--Allons, prév?t, marchons.
(Ils sortent.)
SCèNE IV
Un monastère.
Entrent LE DUC et LE MOINE THOMAS.
LE DUC.--Non, vénérable religieux, écartez cette idée; ne croyez point que le faible trait de l'amour puisse percer un sein bien armé. Le motif qui m'engage à vous demander un asile secret a un but plus grave et plus sérieux que les projets et les entreprises de la bouillante jeunesse.
LE MOINE.--Votre Altesse peut-elle s'expliquer?
LE DUC.--Mon saint père, nul ne sait mieux que vous combien j'aimai toujours la vie retirée, et combien peu je me soucie de fréquenter les assemblées que hantent la jeunesse, le luxe et la folle élégance. J'ai confié au soigneur Angelo, homme d'une vertu rigide, et de moeurs austères,
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