Mesure pour mesure | Page 5

William Shakespeare
mon pouvoir absolu et mon autorité dans Vienne, et il me croit voyageant en Pologne; car j'ai eu soin de faire répandre ce bruit dans le peuple, et c'est ce qu'on croit. A présent, mon père, vous allez me demander pourquoi j'en agis ainsi?
LE MOINE.--Volontiers, seigneur.
LE DUC.--Nous avons des statuts rigoureux et des lois rigides (freins et mors nécessaires pour des coursiers fougueux), que nous avons laissé dormir depuis dix-neuf ans, comme un vieux lion dans sa caverne, qui ne va plus chercher sa proie. Comme un faisceau de verges mena?antes qu'un père indulgent a formé uniquement pour effrayer par leur vue ses enfants, et non pour s'en servir, ces verges deviennent à la fin un objet de moquerie plut?t que de crainte, il en est de même maintenant de nos décrets; morts pour le chatiment, ils sont morts eux-mêmes; la licence tire la justice par le nez; l'enfant bat sa nourrice, et tout ordre est renversé.
LE MOINE--Il dépendait de Votre Altesse de dégager la justice de ses liens, quand vous le trouveriez bon; et elle aurait paru plus redoutable en vous que dans le seigneur Angelo.
LE DUC.--J'ai craint qu'elle ne le f?t trop. Puisque c'est par ma faute que j'ai donné à mon peuple tant de liberté, ce serait en moi une tyrannie de frapper, et de les punir cruellement pour des transgressions que j'ai ordonnées moi-même; car c'est ordonner les crimes que de leur laisser un libre cours, sans faire craindre le chatiment. Voilà pourquoi, mon père, j'ai chargé Angelo de cet emploi: il peut, à l'abri de mon nom, frapper l'abus au coeur, sans que mon caractère, qui ne sera point exposé à la vue, soit compromis. C'est pour suivre son administration, que je veux, sous l'habit d'un de vos frères, observer à la fois et le ministre et le peuple. Ainsi, je vous prie de me fournir un habit de votre ordre, et de m'enseigner comment je dois me conduire pour avoir tout l'air d'un vrai religieux. Je vous donnerai, à loisir, d'autres raisons de ma conduite: à présent, écoutez seulement celle-ci.--Angelo est austère; il est en garde contre l'envie: à peine avoue-t-il que son sang circule, ou qu'il aime mieux le pain que la pierre: nous allons voir par la suite, si le pouvoir vient à changer son caractère, ce que sont nos hommes à belles apparences.
(Ils sortent.)
SCèNE V
Un couvent de femmes.
ISABELLE, FRANCESCA, ensuite LUCIO.
ISABELLE.--Et sont-ce là tous vos priviléges à vous autres religieuses?
FRANCESCA.--Ne sont-ils pas assez étendus?
ISABELLE.--Oui, sans contredit, et ce que j'en dis n'est pas que j'en désire davantage: au contraire, je souhaiterais qu'une règle plus étroite assujett?t la communauté des soeurs de Sainte-Claire.
LUCIO, au dehors.--Holà, quelqu'un! la paix soit en ces lieux!
ISABELLE.--Qui est-ce qui appelle?
FRANCESCA.--C'est la voix d'un homme. Chère Isabelle, tournez la clef, et sachez ce qu'il veut; vous le pouvez, et moi non; vous n'avez pas encore prononcé vos voeux; lorsque vous l'aurez fait, il ne vous sera plus permis de parler à un homme qu'en présence de la supérieure; alors, si vous lui parlez, vous ne devez pas lui montrer votre visage; ou si vous montrez votre visage, vous ne pouvez pas parler.--On appelle encore; je vous prie, répondez-lui.
(Francesca sort.)
ISABELLE.--Paix et félicité! Qui est-ce qui appelle?
LUCIO.--Salut, vierge, si vous l'êtes, comme ces joues l'annoncent assez. Pouvez-vous me rendre le service de me faire parler à Isabelle, novice dans ce monastère, et l'aimable soeur de son malheureux frère Claudio?
ISABELLE.--Pourquoi dites-vous son malheureux frere? Permettez-moi cette question, d'autant plus que je dois vous déclarer à présent que je suis cette Isabelle, et sa soeur.
LUCIO.--Aimable et belle novice, votre frère vous dit mille tendresses; il est en prison.
ISABELLE.--O malheureuse! Eh! pourquoi?
LUCIO.--Pour une action qui lui vaudrait de ma part, si je pouvais être son juge, des remerciements pour punition: il a fait un enfant à sa bonne amie.
ISABELLE.--Monsieur, ne vous jouez pas de moi!
LUCIO.--C'est la vérité.--Je ne voudrais pas (quoique ce soit mon péché familier d'imiter le vanneau avec les jeunes filles, et de badiner, la langue loin du coeur[9]) prendre cette licence avec les vierges. Je vous regarde comme un objet consacré au ciel et sanctifié, comme un esprit immortel par votre renoncement au monde, et auquel il faut parler avec sincérité comme à une sainte.
[Note 9: La langue loin du coeur, c'est-à-dire quand le vanneau s'éloigne en criant de son nid pour tromper l'oiseleur.]
ISABELLE.--Vous blasphémez le bien en vous moquant ainsi de moi.
LUCIO.--Ne le croyez pas. Brièveté et vérité, voici le fait: votre frère et son amante se sont embrassés; et comme il est naturel que ceux qui mangent se remplissent, que la saison des fleurs conduise la semence d'une jachère dépouillée à la maturité de la moisson, de même son sein annonce son heureuse culture et son industrie.
ISABELLE.--Y a-t-il quelque fille enceinte de lui? ma cousine Juliette?
LUCIO.--Est-ce qu'elle est
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