les maisons des faubourgs de Vienne
seront jetées bas.
MADAME OVERDONE.--Et que deviendront celles de la cité?
LE BOUFFON.--Elles resteront pour graine: elles seraient tombées
aussi, si un sage bourgeois n'avait plaidé en leur faveur.
MADAME OVERDONE.--Mais toutes nos maisons de refuge dans les
faubourgs seront-elles abattues?
LE BOUFFON.--Jusqu'aux fondements, madame.
MADAME OVERDONE.--Voilà vraiment un changement dans l'État!
Que deviendrai-je?
LE BOUFFON.--Allons, ne craignez rien; les bons procureurs ne
manquent pas de clients. Quoique vous changiez de place, vous n'avez
pas besoin pour cela de changer d'état; je serai toujours votre valet.
Allons, du courage; on prendra pitié de vous; vous qui avez presque usé
et perdu vos yeux au service, on vous prendra en considération.
MADAME OVERDONE.--Qu'avons-nous à faire ici? Thomas,
retirons-nous.
LE BOUFFON.--Voici le seigneur Claudio conduit en prison par le
prévôt, et voici madame Juliette.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Entrent LE PRÉVÔT, CLAUDIO, JULIETTE et des OFFICIERS DE
JUSTICE, puis LUCIO et les DEUX GENTILSHOMMES.
CLAUDIO, au prévôt.--Ami, pourquoi me donnes-tu ainsi en spectacle
au public? Conduis-moi à la prison où je dois être enfermé.
LE PRÉVÔT.--Je ne le fais pas par mauvaise disposition pour vous,
mais sur un ordre spécial du seigneur Angelo.
CLAUDIO.--Ainsi, ce demi-dieu de la terre, l'autorité, peut nous faire
payer notre délit au poids[8]: tels sont les décrets du ciel! Elle frappe
qui elle veut, épargne qui elle veut; et elle est toujours juste.
[Note 8: Métaphore tirée de l'usage de payer l'argent au poids, méthode
plus sûre que celle de la numération des espèces.]
LUCIO.--Quoi donc, Claudio! D'où vient cette contrainte?
CLAUDIO.--De trop de liberté, mon Lucio, de trop de liberté; comme
l'intempérance est la mère du jeûne, de même une liberté dont on fait
un usage immodéré se change en contrainte. Comme les rats avalent
avidement le poison qui les tue, nos penchants poursuivent le mal dont
ils sont altérés, et en buvant nous mourons.
LUCIO.--Si je pouvais parler aussi sagement que toi dans les fers,
j'enverrais chercher certains de mes créanciers; et cependant j'aime
encore mieux être un faquin en liberté, qu'un philosophe en prison.
Quel est ton crime, Claudio?
CLAUDIO.--Ce serait le commettre encore que d'en parler.
LUCIO.--Quoi, est-ce un meurtre?
CLAUDIO.--Non.
LUCIO.--Une débauche?
CLAUDIO.--Si tu veux.
LE PRÉVÔT.--Allons! monsieur, il faut marcher.
CLAUDIO.--Encore un mot, mon ami.--(Il prend Lucio à part.) Lucio,
un mot à l'oreille.
LUCIO.--Cent, s'ils peuvent te faire quelque bien.--Est-ce qu'on
regarde de si près à la débauche?
CLAUDIO.--Voici ma position. D'après un contrat sérieux, j'ai acquis
la possession du lit de Juliette. Vous la connaissez; elle est parfaitement
ma femme, si ce n'est qu'il nous manque de l'avoir déclaré par les
cérémonies extérieures. Nous n'en sommes point venus là, uniquement
dans la vue de conserver une dot, qui reste dans le coffre de ses parents,
auxquels nous avons cru devoir cacher notre amour, jusqu'à ce que le
temps les réconcilie avec nous. Mais le malheur veut que le secret de
notre union mutuelle se lise en caractères trop visibles sur la personne
de Juliette.
LUCIO.--Un enfant, peut-être?
CLAUDIO.--Hélas! oui, malheureusement; et le nouveau ministre qui
remplace le duc... je ne sais si c'est la faute et l'éclat de la nouveauté, ou
si le corps de l'État ressemble à un cheval monté par le gouverneur, qui,
nouvellement en selle, et pour lui faire sentir son empire, lui fait sentir
tout d'abord l'éperon; ou si la tyrannie est attachée à la dignité, ou bien
à l'homme qui l'exerce... Je m'y perds... Mais ce nouveau gouverneur
vient de réveiller toutes les vieilles lois pénales qui étaient restées
suspendues à la muraille comme une armure rouillée, depuis si
longtemps que le zodiaque avait dix-neuf fois fait son tour, sans
qu'aucune d'elles eût été mise en exécution; et aujourd'hui, pour se faire
un nom, il vient appliquer contre moi ces décrets assoupis et si
longtemps négligés: sûrement c'est pour faire parler de lui.
LUCIO.--Je garantirais que oui; et ta tête tient si peu sur tes épaules,
qu'une laitière amoureuse pourrait la faire tomber d'un soupir. Envoie
après le duc, et appelles-en à lui.
CLAUDIO--Je l'ai déjà fait; mais on ne peut le trouver.--Je t'en conjure,
Lucio, rends-moi un service: aujourd'hui ma soeur doit entrer au
couvent, et y commencer son noviciat. Fais-lui connaître le danger de
ma position; implore-la en mon nom; prie-la d'employer des amis
auprès du rigide ministre; dis-lui d'aller elle-même sonder son coeur. Je
fonde là-dessus de grandes espérances; car il est à son âge un langage
muet et touchant qui est fait pour émouvoir les hommes: en outre, elle a
un talent heureux quand elle veut employer les raisonnements et la
parole, et elle sait persuader.
LUCIO.--Je prie le ciel qu'elle y réussisse, autant pour le salut des
autres coupables de ton espèce qui, sans cela, auraient à subir des
peines rigoureuses, que pour te conserver la
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