vie, que je serais bien
fâché que tu perdisses si follement à un jeu de tic tac. Je vais la trouver.
CLAUDIO.--Je te remercie, bon ami Lucio.
LUCIO.--D'ici à deux heures...
CLAUDIO.--Allons, prévôt, marchons.
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
Un monastère.
Entrent LE DUC et LE MOINE THOMAS.
LE DUC.--Non, vénérable religieux, écartez cette idée; ne croyez point
que le faible trait de l'amour puisse percer un sein bien armé. Le motif
qui m'engage à vous demander un asile secret a un but plus grave et
plus sérieux que les projets et les entreprises de la bouillante jeunesse.
LE MOINE.--Votre Altesse peut-elle s'expliquer?
LE DUC.--Mon saint père, nul ne sait mieux que vous combien j'aimai
toujours la vie retirée, et combien peu je me soucie de fréquenter les
assemblées que hantent la jeunesse, le luxe et la folle élégance. J'ai
confié au soigneur Angelo, homme d'une vertu rigide, et de moeurs
austères, mon pouvoir absolu et mon autorité dans Vienne, et il me
croit voyageant en Pologne; car j'ai eu soin de faire répandre ce bruit
dans le peuple, et c'est ce qu'on croit. A présent, mon père, vous allez
me demander pourquoi j'en agis ainsi?
LE MOINE.--Volontiers, seigneur.
LE DUC.--Nous avons des statuts rigoureux et des lois rigides (freins et
mors nécessaires pour des coursiers fougueux), que nous avons laissé
dormir depuis dix-neuf ans, comme un vieux lion dans sa caverne, qui
ne va plus chercher sa proie. Comme un faisceau de verges menaçantes
qu'un père indulgent a formé uniquement pour effrayer par leur vue ses
enfants, et non pour s'en servir, ces verges deviennent à la fin un objet
de moquerie plutôt que de crainte, il en est de même maintenant de nos
décrets; morts pour le châtiment, ils sont morts eux-mêmes; la licence
tire la justice par le nez; l'enfant bat sa nourrice, et tout ordre est
renversé.
LE MOINE--Il dépendait de Votre Altesse de dégager la justice de ses
liens, quand vous le trouveriez bon; et elle aurait paru plus redoutable
en vous que dans le seigneur Angelo.
LE DUC.--J'ai craint qu'elle ne le fût trop. Puisque c'est par ma faute
que j'ai donné à mon peuple tant de liberté, ce serait en moi une
tyrannie de frapper, et de les punir cruellement pour des transgressions
que j'ai ordonnées moi-même; car c'est ordonner les crimes que de leur
laisser un libre cours, sans faire craindre le châtiment. Voilà pourquoi,
mon père, j'ai chargé Angelo de cet emploi: il peut, à l'abri de mon nom,
frapper l'abus au coeur, sans que mon caractère, qui ne sera point
exposé à la vue, soit compromis. C'est pour suivre son administration,
que je veux, sous l'habit d'un de vos frères, observer à la fois et le
ministre et le peuple. Ainsi, je vous prie de me fournir un habit de votre
ordre, et de m'enseigner comment je dois me conduire pour avoir tout
l'air d'un vrai religieux. Je vous donnerai, à loisir, d'autres raisons de
ma conduite: à présent, écoutez seulement celle-ci.--Angelo est austère;
il est en garde contre l'envie: à peine avoue-t-il que son sang circule, ou
qu'il aime mieux le pain que la pierre: nous allons voir par la suite, si le
pouvoir vient à changer son caractère, ce que sont nos hommes à belles
apparences.
(Ils sortent.)
SCÈNE V
Un couvent de femmes.
ISABELLE, FRANCESCA, ensuite LUCIO.
ISABELLE.--Et sont-ce là tous vos priviléges à vous autres
religieuses?
FRANCESCA.--Ne sont-ils pas assez étendus?
ISABELLE.--Oui, sans contredit, et ce que j'en dis n'est pas que j'en
désire davantage: au contraire, je souhaiterais qu'une règle plus étroite
assujettît la communauté des soeurs de Sainte-Claire.
LUCIO, au dehors.--Holà, quelqu'un! la paix soit en ces lieux!
ISABELLE.--Qui est-ce qui appelle?
FRANCESCA.--C'est la voix d'un homme. Chère Isabelle, tournez la
clef, et sachez ce qu'il veut; vous le pouvez, et moi non; vous n'avez pas
encore prononcé vos voeux; lorsque vous l'aurez fait, il ne vous sera
plus permis de parler à un homme qu'en présence de la supérieure; alors,
si vous lui parlez, vous ne devez pas lui montrer votre visage; ou si
vous montrez votre visage, vous ne pouvez pas parler.--On appelle
encore; je vous prie, répondez-lui.
(Francesca sort.)
ISABELLE.--Paix et félicité! Qui est-ce qui appelle?
LUCIO.--Salut, vierge, si vous l'êtes, comme ces joues l'annoncent
assez. Pouvez-vous me rendre le service de me faire parler à Isabelle,
novice dans ce monastère, et l'aimable soeur de son malheureux frère
Claudio?
ISABELLE.--Pourquoi dites-vous son malheureux frere?
Permettez-moi cette question, d'autant plus que je dois vous déclarer à
présent que je suis cette Isabelle, et sa soeur.
LUCIO.--Aimable et belle novice, votre frère vous dit mille tendresses;
il est en prison.
ISABELLE.--O malheureuse! Eh! pourquoi?
LUCIO.--Pour une action qui lui vaudrait de ma part, si je pouvais être
son juge, des remerciements pour punition: il a fait un
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