Mes Origines. Mémoires et Récits | Page 4

Frederic Mistral
j’ânonnais timidement:
_Qui est mort? — Jean du Porc. — Qui le pleure? — Le roi Maure —
Qui le rit? — La perdrix. — Qui le chante? — La calandre — Qui en
sonne le glas? — Le cul de la poêle. — Qui en porte le deuil? — Le cul
du chaudron._
C'est avec ces contes-là, chants de nourrices et sornettes, que nos

parents, à cette époque, nous apprenaient à parler la bonne langue
provençale; tandis qu’à présent, la vanité ayant pris le dessus dans la
plupart des familles, c’est avec le système de l’excellent M. Dumas que
l’on enseigne les enfants et qu’on en fait de petits niais qui sont, dans le
pays, tels que des enfants trouvés, sans attaches ni racines, car il est de
mode, aujourd’hui, de renier absolument tout ce qui est de tradition.
Il faut que je parle un peu, maintenant, du bonhomme Etienne, mon
aïeul maternel. Il était, comme mon père, ménager propriétaire, d’une
bonne maison comme lui, et d’un bon sang : avec cette différence que,
du côté des Mistral, c’étaient des laborieux, des économes, des
amasseurs de biens, qui, en tout le pays, n’avaient pas leurs pareils, et
que, du côté de ma mère, tout à fait insouciants et n’étant jamais prêts
pour aller au labour, ils laissaient l’eau courir et mangeaient leur avoir.
L’aïeul Étienne, pour tout dire, était (devant Dieu soit-il) un vrai Roger
Bontemps.
Bien qu’il eût huit enfants, entre lesquels six filles (qui, à l’heure des
repas, se faisaient servir leur part et puis allaient manger dehors, sur le
seuil de la maison, leur assiette à la main), dès qu’il y avait fête quelque
part, en avant! Il partait pour trois jours avec les camarades. Il jouait,
bambochait tant que duraient les écus; puis, souple comme un gant,
quand les deux toiles se touchaient (1), le quatrième jour il rentrait au
logis et, alors, grand’maman Nanon, une femme du bon Dieu, lui criait:
-- N’as-tu pas honte, dissipateur que tu es, de manger comme ça le bien
de tes filles I
(1) Quand la poche est vide.
-- Hé! bonasse, répondait-il, de quoi vas-tu t'inquiéter? Nos fillettes
sont jolies, elles se marieront sans dot. Et tu verras, Nanon, ma mie,
nous n'en aurons pas pour les derniers.
Et, amadouant ainsi et cajolant la bonne femme, il lui faisait donner sur
son douaire des hypothèques aux usuriers, qui lui prêtaient de l'argent à
cinquante ou à cent pour cent, ce qui ne l'empêchait pas, quand ses
compagnons de jeu venaient, de faire, avec eux, le branle devant la
cheminée, en chantant tous ensemble:
_Oh! la charmante vie que font les gaspilleurs! Ce sont de braves gens,
Quand ils n'ont plus d'argent._
Ou bien ce rigaudon qui les faisait crever de rire:
_Nous sommes trois qui n'avons pas le sou, -- Qui n'avons pas le sou, --

Qui n'avons pas le sou. -- Et le compère qui est derrière, -- N'a pas un
denier, -- N'a pas un denier._
Et quand ma pauvre aïeule se désolait de voir ainsi partir, l'un après
l'autre, les meilleurs morceaux, la fleur de son beau patrimoine:
-- Eh! bécasse, que pleures-tu? lui faisait mon grand-père, pour
quelques lopins de terre? Il y pleuvait comme à la rue.
Ou bien:
-- Cette lande, quoi! ce qu'elle rendait, ma belle, ne payait pas les
impositions!
Ou bien:
-- Cette friche-là? les arbres du voisin la desséchaient comme bruyère.
Et toujours, de cette façon, il avait la riposte aussi prompte que
joyeuse... Si bien qu'il disait même, en parlant des usuriers:
-- Eh! morbleu, c'est bien heureux qu'il y ait des gens pareils. Car, sans
eux, comment ferions-nous, les dépensiers, les gaspilleurs, pour trouver
du quibus, en un temps où comme on sait, l'argent est marchandise?
C'était l'époque, en ce temps-là, où Beaucaire, avec sa foire, faisait
merveille sur le Rhône; il venait là du monde, soit par eau, soit par terre,
de toutes les nations, jusqu'à des Turcs et des nègres.
Tout ce qui sort des mains de l'homme, toutes espèces de choses qu'il
faut pour le nourrir, pour le vêtir, pour le loger, pour l'amuser, pour
l'attraper, depuis les meules de moulins, les pièces de toile, les rouleaux
de drap, jusqu'aux bagues de verre portant au chaton un rat, vous l'y
trouviez à profusion, à monceaux, à faisceaux ou en piles, dans les
grands magasins voûtés, sous les arceaux des Halles, aux navires du
port, ou bien dans les baraques innombrables du Pré.
C'était comme nous dirions, mais avec un côté plus populaire et
grouillant de vie, c'était là tous les ans, au soleil de juillet, l'exposition
universelle de l'industrie du Midi.
Mon grand-père Étienne, comme vous pensez bien, ne manquait pas
telle occasion d'aller, quatre ou cinq jours, faire à Beaucaire ses
bamboches. Donc,
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