Mes Origines. Mémoires et Récits | Page 3

Frederic Mistral
messager, venez! car la maîtresse vient d'accoucher
maintenant même.
-- Combien en a-t-elle fait? demanda mon père.
-- Un beau, ma foi.
-- Un fils! Que le bon Dieu le fasse grand et sage!
Et sans plus, comme si de rien n'était, ayant achevé son labour, le brave
homme, lentement, s'en revint à la ferme. Non point qu'il fût moins
tendre pour cela; mais élevé, endoctriné, comme les Provençaux

anciens, avec la tradition romaine, il avait dans ses manières,
l'apparente rudesse du vieux pater familias.
On me baptisa Frédéric, en mémoire, paraît-il, d'un pauvre petit gars
qui, au temps où mon père et ma mère se _parlaient_, avait fait
gentiment leurs commissions d'amour, et qui, peu de temps après, était
mort d'une insolation. Mais, comme elle m'avait eu à Notre-Dame de
Septembre, ma mère m'a toujours dit qu'elle m'avait voulu donner le
prénom de Nostradamus, d'abord pour remercier la Mère de Dieu,
ensuite par souvenance de l'auteur des _Centuries_, le fameux
astrologue natif de Saint-Remy. Seulement, ce nom mystique et
mirifique, n'est-ce pas? que l'instinct maternel avait si bien trouvé, on
ne voulut l'accepter ni à la mairie ni au presbytère.
Ma première sortie sur les bras de ma mère, qui me nourrissait de son
lait, lorsqu'elle fit ses relevailles, -- tout cela vaguement, dans une
lointaine brume, il me semble le revoir: elle, ma pauvre mère, dans la
beauté, l'éclat de sa pleine jeunesse, présentant avec orgueil son "roi" à
ses amies, et, cérémonieuses, les amies et parentes nous accueillant
avec les félicitations d'usage et m'offrant une couple d'oeufs, un
quignon de pain, un grain de sel et une allumette, avec ces mots
sacramentels:
-- Mignon, sois plein comme un oeuf, sois bon comme le pain, sois
sage comme le sel, sois droit comme une allumette.
On trouvera peut-être tant soit peut enfantin de raconter ces choses.
Mais, après tout, chacun est libre, et, à moi, il m'agrée de revenir, par
songerie, dans mon premier maillot et dans mon berceau de mûrier et
dans mon chariot à roulettes, car, là, je ressuscite le bonheur de ma
mère dans ses plus doux tressaillements.
Quand j'eus six mois, on me délivra de la bande qui enveloppait mes
langes (car Nanounet, ma mère-grand, avait très fort recommandé de
me tenir serré à point, parce que, disait-elle, les enfants bien
emmaillotés ne sont ni bancals ni bancroches), et, le jour de la
Saint-Joseph, selon l'us de Provence, on me "donna les pieds" et,
triomphalement, ma mère m'apporta à l'église de Maillane; et sur l'autel
du saint, en me tenant par les lisières, pendant que ma marraine me
chantait : _Avène, Avène, Avène_ (Viens, viens, viens), on me fit faire
mes premiers pas.
A Maillane, chaque dimanche, nous venions pour la messe. C’était une

demi-lieue de chemin pour le moins. Ma mère, tout le long, me
dorlotait dans ses bras. Oh! le sein nourricier, ce nid doux et moelleux!
Je voulais toujours, toujours, qu’il me portât encore un peu... Mais, une
fois, -- j’avais cinq ans, -- à mi-chemin du village, ma pauvre mère me
déposa en disant:
-- Oh! tu pèses trop, maintenant; je ne puis plus te porter.
Après la messe, avec ma mère, nous’ allions voir mes grands-parents,
dans leur belle cuisine voûtée en pierre blanche, où, de coutume, les
bourgeois du lieu, M. Deville, M. Dumas, M. Ravoux, le Cadet Rivière,
en se promenant sur les dalles, entre l’évier et la cheminée, venaient
parler du gouvernement.
M. Dumas, qui avait été juge et qui s’était démis en 1830, aimait, sur
toute chose, à donner des conseils, comme celui- ci, par exemple,
qu’avec sa grosse voix, il répétait, tous les dimanches, aux jeunes
mères qui dodelinaient leurs mioches:
-- Il ne faut donner aux enfants ni couteau, ni clé, ni livre : parce
qu'avec un couteau l’enfant peut se couper; une clé, il peut la perdre et,
un livre, le déchirer.
M. Durnas ne venait pas seul: avec son opulente épouse et leurs onze
ou douze enfants, ils remplissaient le salon, le beau salon des ancêtres,
tout tapissé de toile peinte, de Mar- seille, représentant des oisillons et
des paniers en fleurs, et là, pour étaler l’éducation de sa lignée, il faisait,
non sans orgueil, déclamer, vers à vers, mot à mot, un peu à l’un, un
peu à l’autre, le récit de _Théramène_:
_A peine nous sortions des portes de Trézène... De Trégène... Il était
sur son char... sur chon sar... Ses gardes affligés... affizés... Imitaient
son silence autour de lui rangés... Lui ranzés._
Ensuite, il disait à ma mère:
-- Et le vôtre, Délaïde, lui apprenez-vous rien pour réciter?
-- Si répondait naïvement ma mère: il sait la sornette de Jean du Porc.
-- Allons, mignon, dis Jean du Porc, me criait tout le monde.
Et alors en baissant la tête,
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