Mes Origines. Mémoires et Récits | Page 2

Frederic Mistral
le pain de nos blés._
La vieille bastide où je naquis, en face des Alpilles, touchant le
Clos-Créma, avait nom le Mas du Juge, un tènement de quatre paires de
bêtes de labour, avec son premier charretier, ses valets de charrue, son
pâtre, sa servante (que nous appelions la _tante_) et plus ou moins
d'hommes au mois, de journaliers ou journalières, qui venaient aider au
travail, soit pour les vers à soie, pour les sarclages, pour les foins, pour
les moissons ou les vendanges, soit pour la saison des semailles ou
celles de l'olivaison.

Mes parents, des _ménagers_, étaient de ces familles qui vivent sur leur
bien, au labeur de la terre, d'une génération à l'autre! Les ménagers, au
pays d'Arles, forment une classe à part: sorte d'aristocratie qui fait la
transition entre paysans et bourgeois, et qui comme toute autre, a son
orgueil de caste. Car si le paysan, habitant du village, cultive de ses
bras, avec la bêche ou le hoyau, ses petits lopins de terre, le ménager,
agriculteur en grand, dans les mas de Camargue, de Crau ou d'autre part,
lui, travaille debout en chantant sa chanson, la main à la charrue.
C'est bien ce que je dis dans les quelques couplets suivants, chantés aux
noces de mon neveu:
_Nous avons tenu la charrue -- avec assez d'honneur -- et conquis le
terroir -- avec cet instrument.
Nous avons fait du blé -- pour le pain de Noël -- et de la toile rousse
pour nipper la maison.
Tout chemin va à Rome: ne quittez donc pas le mas, -- et vous
mangerez des pommes, -- puisque vous les aimez._
Mais si, parbleu, nous voulions hausser nos fenêtres, comme le font
tant d'autres, sans trop d'outrecuidance nous pourrions avancer que la
gent mistralienne descend des Mistral dauphinois, devenus, par alliance,
seigneurs de Montdragon et puis de Romanin. Le célèbre pendentif
qu'on montre à Valence est le tombeau de ces Mistral. Et, à Saint-Remy,
nid de ma famille (car mon père en sortait), on peut voir encore l'hôtel
des Mistral de Romanin, connu sous le nom de Palais de la Reine
Jeanne.
Le blason des Mistral nobles a trois feuilles de trèfle avec cette devise
assez présomptueuse: _"Tout ou Rien."_ Pour ceux, et nous en sommes,
qui voient un horoscope dans la fatalité des noms patronymiques ou le
mystère des rencontres, il est curieux de trouver la Cour d'Amour de
Romanin unie, dans le passé, à la seigneurie de Mistral désignant le
grand souffle de la terre de Provence, et, enfin, ces trois trèfles
marquant la destinée de notre famille terrienne.
-- Le trèfle, nous déclara, un jour, le Sâr Peladan, qui, lorsqu'il a quatre
feuilles, devient talismanique, exprime symboliquement l'idée de Verbe
autochtone, de développement sur place, de lente croissance en un lieu
toujours le même. Le nombre trois signifie la maison (père, mère, fils),
au sens divinatoire. Trois trèfles signifient donc trois harmonies
familiales succédentes, ou neuf, qui est le nombre du sage à l'écart. La

devise Tout ou Rien rimerait aisément à ces fleurs sédentaires et qui ne
se transplantent pas: devise, comme emblème, de terrien endurci.
Mais laissons là ces bagatelles. Mon père, devenu veuf de sa première
femme, avait cinquante-cinq ans lorsqu'il se remaria, et je suis le croît
de ce second lit. Voici comment il avait fait la connaissance de ma
mère:
Une année, à la Saint-Jean, maître François Mistral était au milieu de
ses blés, qu'une troupe de moissonneurs abattait à la faucille. Un essaim
de glaneuses suivait les tâcherons et ramassait les épis qui échappaient
au râteau. Et voilà que mon seigneur père remarqua une belle fille qui
restait en arrière, comme si elle eût eu peur de glaner comme les autres.
Il s'avança près d'elle et lui dit:
-- Mignonne, de qui es-tu? Quel est ton nom?
La jeune fille répondit:
-- Je suis la fille d'Étienne Poulinet, le maire de Maillane. Mon nom est
Délaïde.
-- Comment! dit mont père, la fille de Poulinet, qui est le maire de
Maillane, va glaner?
-- Maître, répliqua-t-elle, nous sommes une grosse famille: six filles et
deux garçons, et notre père, quoiqu'il ait assez de bien, quand nous lui
demandons de quoi nous attifer, nous répond: "Mes petites, si vous
voulez de la parure, gagnez-en." Et voilà pourquoi je suis venue glaner.
Six mois après cette rencontre, qui rappelle l'antique scène de Ruth et
de Booz, le vaillant ménager demanda Délaïde à maître Poulinet, et je
suis né de ce mariage.
Or donc, ma venue au monde ayant eu lieu le 8 septembre de l'an 1830,
dans l'après-midi, la gaillarde accouchée envoya quérir mon père, qui
était en ce moment, selon son habitude, au milieu de ses champs. En
courant, et du plus loin qu'il put se faire entendre:
-- Maître, cria le
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