Mes Origines. Mémoires et Récits | Page 8

Frederic Mistral
nu-tête, émoustillé, me voilà dans le sillon, trottinant, farfouillant, le long de la tranchée, pour cueillir les primevères ou les muscaris bleus, que le soc arrachait.
-- Ramasse des colima?ons, me disais le Papoty.
Et quand j'avais les colima?ons, une poignée dans chaque main:
-- Maintenant, me faisait-il, avec les colima?ons, tiens, empoigne les cornes du manche de la charrue.
Et comme, moi crédule, avec mes petits doigts, je prenais les mancherons, lui, pressant de ses doigts rudes mes deux mains pleines d'escargots qui s'écrabouillaient dans ma chair:
-- A présent, me disait le valet de labour en riant aux éclats, tu pourras dire, petit, que tu as tenu la charrue!
On m'en faisait, ma foi, de toutes les couleurs. C'est ainsi que, dans les fermes, on déniaise les enfants. Quelquefois, en venant de traire, notre berger Rouquet me criait:
-- Viens, petit, boire à même dans le piau.
Le piau est l'ustensile, de poterie ou de bois, dans lequel on trait le lait... Ah! quand je voyais le trayeur, suant, les bras troussés, sortir de la bergerie en portant à la main le vase à traire écumant, plein de lait jusqu'aux bords, j'accourais, affriolé, pour le humer tout chaud. Mais, sit?t qu'à genoux je m'abreuvais à la "seille", paf! de sa grosse main, Rouquet m'y faisait plonger la tête jusqu'au cou; et, barbotant, aveugle, les cheveux et le museau ruisselants, ébouriffés, je courais, comme un jeune chien, me vautrer dans l'herbe et m'y essuyer, en jurant, à part moi, qu'on ne m'y attraperait plus... jusqu'à nouvelle attrape.
Après, c'était un faucheur qui me disait:
-- Petiot, j'ai trouvé un nid, un nid de _frappe-talon_; veux-tu me faire la courte échelle? Je garderai la mère et tu auras les passereaux.
Oh! coquin. Je partais, fou de joie, dans l'andain.
-- Le vois-tu, me faisait l'homme, ce creux, en haut de ce gros saule; c'est là qu'est le nid... Allons, courbe-toi.
Et je m'inclinais, la tête contre l'arbre, et alors, faisant mine de grimper sur mon dos, le farceur me battait l'échine du talon.
C'est ainsi que commen?a, au milieu des gouailleries de nos travailleurs des champs (et je n'an ai point regret), mon éducation d'enfance.
Comme il était gai, ce milieu de labeurs rustiques! Chaque saison renouvelait la série des travaux. Les labours, les semailles, la tonte, la fauche, les vers à soie, les moissons, le dépiquage, les vendanges et la cueillette des olives, déployaient à ma vue les actes majestueux de la vie agricole, éternellement dure, mais éternellement indépendante et calme.
Tout un peuple de serviteurs, d'hommes loués au mois ou à la journée, de sarcleuses, de faneuses, allait, venait dans les terres du Mas, qui avec l'aiguillon, qui avec le rateau ou bien la fourche sur l'épaule, et travaillant toujours avec des gestes nobles, comme dans les peintures de Léopold Robert.
Quand, pour d?ner ou pour souper, les hommes, l'un après l'autre, entraient dans le Mas, et venaient s'asseoir, chacun selon son rang, autour de la grande table, avec mon seigneur père qui tenait le haut bout, celui-ci, gravement, leur faisait des questions et des observations, sur le troupeau et sur le temps et sur le travail du jour, s'il était avantageux, si la terre était dure ou molle ou en état. Puis, le repas fini, le premier charretier fermait la lame de son couteau et, sur le coup, tous se levaient.
Tous ces gens de campagne, mon père les dominait par la taille, par le sens, comme aussi par la noblesse. C'était un beau et grand vieillard, digne dans son langage, ferme dans son commandement, bienveillant au pauvre monde, rude pour lui seul.
Engagé volontaire pour défendre la France, pendant la Révolution, il se plaisait, le soir, à raconter ses vieilles guerres. Au fort de la Terreur, il avait été requis pour porter du blé à Paris, ou régnait la famine. C'était dans l'intervalle où l'on avait tué le roi. La France, épouvantée, était dans la consternation. En retournant, un jour d'hiver, à travers la Bourgogne, avec une pluie froide qui lui battait le visage, et de la fange sur les routes jusqu'au moyeu des roues, il rencontra, nous disait-il, un charretier de son pays. Les deux compatriotes se tendirent la main, et mon père, prenant la parole:
-- Tiens, où vas-tu, voisin, par ce temps diabolique?
-- Citoyen, répliqua l'autre, je vais à Paris porter les saints et les cloches.
Mon père devint pale, les larmes lui jaillirent et, ?tant son chapeau devant les saints de son pays et les cloches de son église, qu'il rencontrait ainsi sur une route de Bourgogne:
-- Ah! maudit, lui fit-il, crois-tu qu'à ton retour, on te nomme, pour cela, représentant du peuple?
L'iconoclaste courba la tête de honte et, avec un blasphème, il fit tirer ses bêtes.
Mon père, dois-je dire, avait un foi profonde. Le soir, en été comme en hiver, agenouillé sur sa chaise, la tête découverte, les mains croisées sur le
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