Mes Origines. Mémoires et Récits | Page 9

Frederic Mistral
front, avec sa cadenette, serrée d'un ruban de fil, qui lui pendait sur la nuque, il faisait, à voix haute, la prière pour tous; et puis, lorsqu'en automne, les veillées s'allongeaient, il lisait l'évangile à ses enfants et domestiques.
Mon père, dans sa vie, n'avait lu que trois livres: le _Nouveau Testament, l'Imitation_ et Don Quichotte (lequel lui rappelait sa campagne d'Espagne et le distrayait, quand venait la pluie).
-- Comme de notre temps les écoles étaient rares, c'est un pauvre, nous disait-il, qui, passant par les fermes une fois par semaine, m'avait appris ma croix de par Dieu.
Et le dimanche, après les vêpres, selon l'us et coutume des anciens pères de famille, il écrivait ses affaires, ses comptes et dépenses, avec ses réflexions, sur un grand mémorial dénommé _Cartabèou._
Lui, quelque temps qu'il f?t, était toujours content, et si, parfois, il entendait les gens se plaindre, soit des vents tempétueux, soit des pluies torrentielles:
-- Bonnes gens! leur disait-il. Celui qui est là-haut sait fort bien ce qu'il fait, comme aussi ce qu'il nous faut... Eh! s'il ne soufflait jamais de ces grands vents qui dégourdissent la Provence, qui dissiperait les brouillards et les vapeurs de nos marais? Et si, pareillement, nous n'avions jamais de grosses pluies, qui alimenteraient les puits, les fontaines, les rivières? Il faut de tout, mes enfants.
Bien que, le long du chemin, il ramassat une b?chette pour l'apporter au foyer; bien qu'il se contentat, pour son humble ordinaire, de légumes et de pain bis; bien que, dans l'abondance, il f?t sobre toujours et m?t de l'eau dans son vin, toujours sa table était ouverte, et sa main et sa bourse, pour tout pauvre venant. Puis, si l'on parlait de quelqu'un, il demandait, d'abord, s'il était bon travailleur; et, si l'on répondait oui:
-- Alors, c'est un brave homme, disait-il, je suis son ami.
Fidèle aux anciens usages, pour mon père, la grande fête, c'était la veillée de No?l. Ce jour-la, les laboureurs dételaient de bonne heure; ma mère leur donnait à chacun, dans une serviette, une belle galette à l'huile, une rouelle de nougat, une jointée de figues sèches, un fromage du troupeau, une salade de céleri et une bouteille de vin cuit. Et qui de-ci, et qui de-là, les serviteurs s'en allaient, pour "poser la b?che au feu", dans leur pays et dans leur maison. Au Mas ne demeuraient que les quelques pauvres hères qui n'avaient pas de famille; et, parfois des parents, quelque vieux gar?on, par exemple, arrivaient à la nuit, en disant:
-- Bonnes fêtes! Nous venons poser, cousins, la b?che au feu, avec vous autres.
Tous ensemble, nous allions joyeusement chercher la "b?che de No?l", qui -- c'était de tradition -- devait être un arbre fruitier. Nous l'apportions dans le Mas, tous à la file, le plus agé la tenant d'un bout, moi, le dernier-né, de l'autre; trois fois, nous lui faisions faire le tour de la cuisine; puis, arrivés devant la dalle du foyer, mon père, solennellement, répandait sur la b?che un verre de vin cuit, en disant:
_Allégresse! Allégresse, Mes beaux enfants, que Dieu nous comble d'allégresse! Avec No?l, tout bien vient: Dieu nous fasse la grace de voir l'année prochaine. Et, sinon plus nombreux, puissions-nous n'y pas être moins._
Et, nous écriant tous: "Allégresse, allégresse, allégresse!", on posait l'arbre sur les landiers et, dès que s'élan?ait le premier jet de flamme:
_A la b?che Boute feu!_
disait mon père en se signant. Et, tous, nous nous mettions à table.
Oh! la sainte tablée, sainte réellement, avec, tout à l'entour, la famille complète, pacifique et heureuse. A la place du _caleil_, suspendu à un roseau, qui, dans le courant de l'année, nous éclairait de son lumignon, ce jour-là, sur la table, trois chandelles brillaient; et si, parfois, la mèche tournait devers quelqu'un, c'était de mauvais augure. A chaque bout, dans une assiette, verdoyait du blé en herbe, qu'on avait mis germer dans l'eau le jour de la Sainte-Barbe. Sur la triple nappe blanche, tour à tour apparaissaient les plats sacramentels: les escargots, qu'avec un long clou chacun tirait de la coquille; la morue frite et le muge aux olives, le cardon, le scolyme, le céleri à la poivrade, suivis d'un tas de friandises réservées pour ce jour-là, comme: fouaces à l'huile, raisins secs, nougat d'amandes, pommes de paradis; puis, au-dessus de tout, le grand _pain calendal_, que l'on n'entamait jamais qu'après en avoir donné, religieusement, un quart au premier pauvre qui passait.
La veillée, en attendant la messe de minuit, était longue ce jour-là; et longuement, autour du feu, on y parlait des ancêtres et on louait leurs actions. Mais, peu à peu et volontiers, mon brave homme de père revenait à l'Espagne et à ses souvenirs du siège de Figuières.
Si je vous disais, commen?ait-il, qu'étant là-bas en Catalogne, et faisant partie de l'armée, je trouvai le moyen, au fort de la Révolution,
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